La Révolution des Œillets (Revolução dos Cravos) éclate au matin du 25 avril 1974, de manière assez inattendue.
La radio commence par diffuser une chanson jusque là interdite, Grândola Vila Morena de Zeca Afonso. Puis, au petit jour, les militaires se déploient dans les rues. Un coup d'État ?
Oui, mais d'un genre inédit : les militaires sont membres du MFA (Mouvement des Forces Armées), un mouvement clandestin de militaires marxistes, progressistes ou démocratiques, radicalisés par l'enlisement des guerres coloniales en Afrique. Depuis le début des années 1960 en effet, le Portugal, qui est le dernier pays d'Europe à administrer des colonies directement, fait face à la guerre de libération de celles-ci au Mozambique, en Angola, en Guinée-Bissau comme au Cap-Vert. Le service militaire étant obligatoire, toute jeunesse portugaise commence par 4 années dans les colonies contre la guerre de libération des Peuples africains... Le caractère populaire de l'Armée, une armée d'appelés, sera décisif pour le succès de l'opération : la révolte du Peuple, en particulier de la jeunesse, se retrouvait tout simplement dans les casernes ! [Cela a peut-être fait réfléchir, par la suite, de nombreux pays à la professionnalisation des armées et à l'abolition du service militaire obligatoire...]
Profondément lié aux économies impérialistes occidentales, le Portugal commençait également à cette époque à subir les effets de la crise naissante, avec notamment un tarissement de la filière d'émigration (très importante) qui irriguait considérablement le pays par ses envois de devises.
Au début de l'année 1974, donc, apparaissent des fractures dans la classe dirigeante : en février, malgré des états de service "irréprochables" dans la répression meurtrière des peuples colonisés, le général Spinola (chef d'état-major pour les opérations outre-mer) émet des réserves sur des guerres de plus en plus coûteuses (en hommes comme financièrement)... Il est limogé. Cet évènement encouragera sans doute les dirigeants du MFA à passer à l'action.
Mais le 25 Avril ne se limite pas, loin de là, à un coup de force militaire ! Malgré les appels du MFA à ne pas descendre dans la rue (craignant des victimes par des éléments jusqu'au-boutistes du régime, mais aussi de perdre le contrôle), la population passe outre et bientôt une marée humaine envahit les rues de Lisbonne et des principales villes.
C'est alors jour de marché, et la saison des œillets ; bientôt les fleurs rouges ornent les fusils des militaires. Elles donneront leur nom à la révolution.
L'heure a sonné pour un régime vieux de presque un demi-siècle. Successeur d'António de Oliveira Salazar, mort en 1970, le Premier ministre Caetano, assiégé par le MFA au siège de la gendarmerie, cède et démissionne avant de s'enfuir au Brésil (tenu par une dictature militaire du même tonneau idéologique). Il transmet le pouvoir au général Spinola, le limogé d'hier, "pour éviter qu'il ne tombe dans la rue".
Depuis 1926, date d'un coup d'État militaire d'idéologie primoderiveriste et "régénérationniste" contre la jeune (datant de 1910) et instable République bourgeoise, dans un contexte d'agitation sociale et politique extrême ; et surtout depuis 1932, date de l'accession d'António de Oliveira Salazar (ministre des Finances) au poste de Premier ministre suivie rapidement de la proclamation de l'"État nouveau" (Estado Novo) ; le pays vivait sous un régime conservateur ultra-autoritaire, national-catholique, traditionaliste et corporatiste appuyé sur l'Armée (de laquelle viendra finalement sa chute...), la grande bourgeoisie de la banque et du commerce ainsi que les grands propriétaires terriens.
Le caractère fasciste du régime salazariste est souvent discuté : pour beaucoup, il était beaucoup trop conservateur pour être fasciste.
Il est en effet difficile de classer le salazarisme dans une catégorie de fascisme. Appuyé sur la grande propriété foncière, l'élite militaire (qui en est souvent issue), l'Église et une oligarchie de grands banquiers, commerçants et industriels, il possède surtout les caractères d'une dictature réactionnaire classique. Il présente relativement peu les caractères de mobilisation réactionnaire de masse du fascisme...
Néanmoins il s'en inspire, en particulier du fascisme italien ou encore de l'austrofascisme, pour le corporatisme, la négation de la lutte des classes dans une confusion des intérêts patron-travailleur ainsi que pour l'idée de nation prolétaire.
Il présente enfin des caractères de fascisme régénérateur : il se pose au fond dans la continuité de la Regeneração, mouvement de "révolution conservatrice" glorifiant le passé mythique des Grandes Découvertes et de la puissance mondiale portugaise du 16e siècle (considérée comme en "dégénérescence" depuis le 18e) et revendiquant un retour aux "valeurs nationales".
Mais en tout cas, le salazarisme ne se rattache pas du tout à un caractère impérialiste ni même à un projet impérialiste. Le Portugal a un très grand empire colonial, en Afrique ainsi qu'en Inde (Goa), en Indonésie (Timor) et en Chine (Macao). Mais ce n'est pas un pays impérialiste. En réalité, le pays a un caractère semi-féodal et capitaliste arriéré. Surtout, depuis le 18e siècle, comme l'explique bien Lénine dans L'impérialisme, il est sous la "tutelle" de la Grande-Bretagne (comme l'on peut considérer que l'Espagne est sous celle de la France) qui utilise son empire comme "relais" du sien. Les colonies portugaise d'Afrique sont de fait intégrées économiquement dans l'Afrique britannique ; tandis que le Brésil, indépendant depuis 1820 mais resté longtemps lié par la même famille régnante, est lui aussi très dépendant de la Grande-Bretagne.
Ceci explique que le Portugal salazariste, proche idéologiquement des régimes fascistes italien et allemand, ne le sera jamais vraiment diplomatiquement. Son aide aux forces franquistes pendant la guerre civile d'Espagne sera parfois décisive (comme pour la prise de Badajoz), mais restera somme toute limitée. De même, s'il autorise pendant la 2de Guerre Mondiale quelques centaines de militaires (dont Spinola !) à rejoindre la División Azul espagnole pour aller combattre l'URSS, il offre dès 1943 les Açores comme base aéronavale aux Alliés.
Après-guerre, il s'insère étroitement dans le dispositif atlantique de la Guerre froide, et rejoint l'OTAN dès sa création en 1949. L'on peut donc parler de fascisme compradore : un régime populiste, agrarien et corporatiste, autoritaire et contre-révolutionnaire, au service de l'impérialisme (principalement anglo-saxon) en Europe du Sud et en Afrique.
Cependant, dans les années 1960, le Portugal se brouille avec l'Angleterre qui s'oppose à sa politique coloniale en Afrique. Une opposition qui n'a certes pas pour motivations un quelconque "humanisme" ou "anticolonialisme" de Londres, mais n'a qu'un seul but : récupérer (sous forme de néocolonies pseudo-indépendantes) les colonies portugaises, le Portugal n'ayant pas les moyens d'une "domination indirecte" néocoloniale...
Le régime de Salazar se tourne alors vers... la France de De Gaulle, elle-même en froid avec les Anglo-Saxons. C'est l'époque de l'exportation massive de main d'œuvre vers la France (ainsi que vers la Suisse romande et la Wallonie) en échange d'investissements massifs dans les secteurs de l'industrie et (surtout) du tourisme. La France bloque les résolutions de l'ONU en faveur de la décolonisation des "provinces d'outre-mer" portugaises tandis que le Portugal (avec l'Afrique du Sud, elle aussi en rupture de ban, et des pays de la Françafrique) aide la France à soutenir la république sécessionniste du Biafra, manœuvre françafricaine pour s'emparer des réserves pétrolières du Nigéria. Dans ses mémoires, le gaulliste "historique" (et ultra-réactionnaire) Pierre Clostermann aura des mots très durs pour la Révolution des Œillets et fera l'éloge du régime de Salazar et Caetano.
Mais arrivé au début des années 1970 le modèle politique et économique n'était plus tenable, entravant les forces productives par ses caractéristiques féodales et oligarchiques, alors que la crise capitaliste mondiale se profilait. Une certaine construction européenne en développement, de plus en plus autonome de la politique impérialiste US-OTAN, n'est peut-être pas non plus à exclure comme cause des contradictions qui ont soudainement secoué la classe dominante.
Car la soudaineté de la révolution au Portugal ne doit pas donner d'illusions sur le caractère "magique" d'un "Grand Soir". Non seulement les luttes contre le régime n'avaient jamais cessé durant ces plus de 40 ans, d'abord sous la direction du PCP puis de divers mouvements comme les maoïstes du MRPP, les "trotsko-guévaristes" sur le modèle de la LCR et bien sûr les "marxistes militaires" du MFA, mais ce genre d'effondrement brutal d'un régime usé et dépassé historiquement est extrêmement rare.
La force symbolique de la Révolution des Œillets est très forte (encore aujourd'hui) pour le Peuple portugais. Elle a permis la victoire des mouvements de libération nationale en Afrique, et galvanisé les forces en lutte contre la dictature militaire au Brésil.
Mais, objectivement, elle n'a pas été une victoire finale mais bien le commencement d'une guerre révolutionnaire que le Peuple portugais perdra.
Rapidement (28 septembre 1974), Spinola, chargé par l'oligarchie de conserver ce qui pouvait l'être de l'ordre ancien, tente un putsch avec les nostalgiques de la dictature (appelant à la "majorité silencieuse" contre la "radicalisation politique en cours", rien que de bien classique...). La tentative se brise sur la mobilisation du Peuple et des forces progressistes et révolutionnaires : barricades, manifestations de masse... Spinola démissionne [après une nouvelle tentative putschiste en avril 1975, il se réfugiera en Espagne franquiste voisine puis au Brésil fasciste d'où il dirigera le Mouvement "démocratique de libération" et l'"Armée de Libération" du Portugal, organisations d'extrême-droite attaquant le PC, le MFA et autres forces révolutionnaires et progressistes (comme le "prêtre rouge" Padre Max assassiné en avril 1976, qui sera néanmoins réhabilité dans les années 1980 par le social-traître Soares)].
Les occupations d'usines par les ouvriers et de terres par les paysans pauvres (souvent non-propriétaires) se multiplient, les travailleurs exploités prennent en main la production, les loyers sont gelés, des campagnes d'alphabétisation sont lancées (il y a 40% d'illettrés), des noyaux de Pouvoir populaire se mettent en place dans les villes comme dans les campagnes. De leur côté, les anciennes colonies accèdent à l'indépendance (et passent dans la sphère soviétique).
Le Mouvement des Forces Armées et surtout le COPCON (Commandement Opérationnel du Continent), dirigé par le charismatique Otelo de Carvalho, sont à la pointe de cette "radicalisation".
Mais cela ne durera pas. La division des forces révolutionnaires et le reflux général de la révolution mondiale qui commence alors (malgré la victoire du Peuple vietnamien et des mouvements de libération en Afrique portugaise) amèneront à la défaite.
Peut-être sous l'influence britannique, le Portugal a historiquement un important mouvement trotskyste. Mais même les plus "corrects" d'entre eux (la LCI et le PRT, qui fusionneront en 1978 dans le Parti socialiste révolutionnaire - PSR), les plus "mandéliens" et "guévaristes" sur la ligne de la LCR française et du Secrétariat Unifié, ne sauront pas jouer un rôle significatif d'avant garde des masses populaires qui puisse permettre de surmonter les limites imposées par l'hégémonie révisionniste à la tête du processus.
Car le PCP, lui, tient de fait les rênes du pouvoir avec le Premier ministre ("sympathisant" de longue date) installé en juillet 1974, le général Vasco Gonçalves. Mais, inféodé à l'URSS de Brejnev, il mène une politique incohérente ; d'autant plus que l'URSS a fait savoir qu'elle ne compte pas "récupérer" le Portugal dans sa zone d'influence : ce ne serait qu'un nouveau Cuba, dont Mikoyan a dit dès 1965 qu'il serait "insupportable pour l'économie soviétique". Il mène donc une politique "eurocommuniste" (bien qu'officiellement hostile à cette doctrine), une politique réformiste détachée des intérêts soviétiques. Sa réforme agraire lui donne une grande popularité dans les campagnes, notamment dans le Sud resté profondément féodal, mais rapidement son influence recule devant les déceptions.
Le MFA, qui a mené l'opération du 25 Avril, éclate entre "radicaux" (Carvalho et son COPCON) qui soutiennent le gouvernement Gonçalves et "modérés" (comme le général Eanes) qui soutiennent les forces démocratiques bourgeoises (Parti socialiste de Soares, Parti social-démocrate, CDS de centre-droit etc.).
Quand aux maoïstes du MRPP-PCTP, qui ont mené une lutte héroïque contre la dictature au début des années 1970 (un militant, Ribeiro Santos, fut tué par la police politique en 1971), ils sont alors prisonniers de la théorie des trois mondes, théorie ultra-révisionniste impulsée par la ligne contre-révolutionnaire du PC chinois (Deng Xiaoping est aux affaires étrangères de 1973 à 1976) qui fait de l'URSS et des PC pro-soviétiques l'ennemi principal. Il est même infiltré par des éléments ouvertement anti-communistes et pro-US, dont l'un deviendra célèbre : il s'agit d'un certain... José Manuel Durrao Barroso !
Ils font donc du PCP et de Vasco Gonçalves la cible principale de leurs attaques. Bien qu'ayant marqué l'époque par ses impressionantes peintures murales (toujours visibles) et la mise en place de comités populaires d'usine et de quartiers, le MRPP jouera finalement un rôle "gauchiste réactionnaire" assez proche de celui des trotskystes dans d'autres situations (ou du groupuscule hoxhiste "Bandera Roja" au Venezuela dans les années 2000). Plutôt que de déborder sur sa gauche un PCP englué dans le révisionnisme et de construire au rythme des déceptions et des incohérences une mobilisation révolutionnaire de masse sur le socle de la mobilisation progressiste et démocratique du 25 Avril, il combat le PCP en renforçant sa droite : il soutiendra le PS de Mario Soares et la candidature "populaire" ("O Povo vota Eanes", "le Peuple vote Eanes" !!) du général social-libéral Eanes aux élections de 1976.
D'autres organisations marxistes-léninistes comme le PCP-ML (qui se ralliera à Deng Xiaoping), les "reconstructeurs" regroupés en décembre 1974 dans l'Union Démocratique Populaire (UDP - qui deviendra pro-albanaise) ou le Mouvement de la Gauche socialiste (MES, 'socialiste révolutionnaire' et 'léniniste') joueront un rôle mineur.
Après une tentative ratée de coup de force par les éléments radicaux du MFA (25 novembre 1975), au printemps 1976, avec les premières élections "démocratiques" de l'histoire du pays, tout est fini : le général Eanes est élu Président (jusqu'en 1986) et le socialiste Soares devient Premier ministre (le PS ayant gagné les élections parlementaires). La droite reviendra au pouvoir de 1978 à 1983, puis Soares de 1983 à 1985, puis de nouveau le centre-droit jusqu'en 1995 ; Soares restant, comme Président de la République (de 1986 à 1996), une figure politique tutélaire du pays. L'alternance bourgeoise...
Hier dictature réactionnaire fascisante, relais de l'impérialisme anglais puis rouage (important) du dispositif US de l'OTAN, le Portugal est aujourd'hui un pays capitaliste "artificiel" et dépendant reposant sur le tourisme, l'immobilier, l'agro-alimentaire et la sous-traitance industrielle à bon rapport qualité/coût, soumis à la "Banane Bleue" des grands pays impérialistes européens (France, Italie, Angleterre, Allemagne, Belgique, Pays-Bas etc.).
L'histoire de la Révolution portugaise d'avril 1974, ne l'oublions pas, est l'histoire d'une révolution "trahie" ou plutôt d'une révolution perdue (car les révolutions, qui sont des guerres, peuvent comme les guerres être perdues !). Un échec dont il faut tirer les leçons, d'autant plus qu'aujourd'hui la croissance artificielle (largement spéculative) du Portugal s'effondre comme celle de la Grèce, de l'Irlande, de l'État espagnol ou des pays de l'Est. La 'gauche radicale' pousse (aux élections de 2009 le Bloc des Gauches - regroupant le PSR trotskyste type LCR, l'UDP ex-ML etc - frôle les 10%, la coalition PCP-Verts les 8% et le PCTP-MRPP les 1% - et 1,5% aux européennes, ce qui est du niveau de Lutte Ouvrière ici) ; l'extrême-droite (Parti Populaire) commence à mobiliser des forces ; et de grandes luttes s'annoncent.
Mais la flamme du 25 Avril brûle et brûlera encore dans le cœur de millions de Portugais-es, une flamme qui éclaire l'avenir à travers les heures sombres du présent !
La mémoire du 25 Avril est éternelle car elle montre que le Peuple et les enfants du Peuple, hier sous l'uniforme d'une guerre coloniale réactionnaire et aujourd'hui sous le bleu de travail de la sous-traitance franco-allemande ou dans les files d'attente du chômage et de l'aide sociale, FONT ET PEUVENT TOUT !
Le chant signal de la révolution : Grandola Vila Morena
- Grândola, vila morena
- Terra da fraternidade
- O povo é quem mais ordena
- Dentro de ti, ó cidade
- Dentro de ti, ó cidade
- O povo é quem mais ordena
- Terra da fraternidade
- Grândola, vila morena
- Em cada esquina um amigo
- Em cada rosto igualdade
- Grândola, vila morena
- Terra da fraternidade
- Terra da fraternidade
- Grândola, vila morena
- Em cada rosto igualdade
- O povo é quem mais ordena
- À sombra duma azinheira
- Que já não sabia a idade
- Jurei ter por companheira
- Grândola a tua vontade
- Grândola a tua vontade
- Jurei ter por companheira
- À sombra duma azinheira
- Que já não sabia a idade
- (traduction)
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- Grândola, ville brune
- Terre de fraternité
- Seul le peuple est souverain
- En ton sein, ô cité
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- En ton sein, ô cité
- Seul le peuple est souverain
- Terre de fraternité
- Grândola, ville brune
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- A chaque coin un ami
- Sur chaque visage, l’égalité
- Grândola, ville brune
- Terre de fraternité
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- Terre de fraternité
- Grândola, ville brune
- Sur chaque visage, l’égalité
- Seul le peuple est souverain
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- A l’ombre d’un chêne vert
- Dont je ne connaissais plus l'âge
- J’ai juré d’avoir pour compagne
- Grândola, ta volonté
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- Grândola, ta volonté
- J’ai juré d’avoir pour compagne
- A l’ombre d’un chêne vert
- Dont je ne connaissais plus l'âge
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