C'en est donc fini : après 23 ans de règne autocratique et un mois de soulèvement populaire sans précédent dans le pays, et malgré un discours promettant une libéralisation du régime, Zine el-Abidine Ben Ali s'est enfui comme un rat, en limousine aux vitres fumées, puis en avion. Refoulé (quelle élégance !) en France et en Italie, les deux principaux maîtres impérialistes de la Tunisie, il serait actuellement en Arabie Saoudite.
Après une erreur constitutionnelle, ayant vu le Premier ministre lui succéder, c'est finalement (comme en principe) le président de l'Assemblée qui assure l'intérim. Des élections sont normalement prévues d'ici 2 mois. Une certaine libéralisation a déjà commencé, sur la censure d'internet, sur les partis d'opposition jusque là semi-interdits, avec la libération de prisonniers comme le secrétaire général du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT). Cependant, le couvre-feu est toujours en vigueur et la police et l'Armée répriment toujours sans ménagement. Elles ont consigne de tirer à vue...
Il y a deux principales leçons à tirer de tout cela.
La première, c'est que les masses tunisiennes ont vécu (et elle se poursuit encore !) une grande expérience révolutionnaire. Elles ont compris, et intégré mentalement, qu'elles pouvaient venir à bout d'un dirigeant qu'on croyait indéboulonnable, au pouvoir jusqu'à la mort ou (comme son prédécesseur Bourguiba) la sénilité. En effet, même si l'ordre à Ben Ali de dégager est venu de l'oligarchie elle-même, voire de l'ambassade de France, c'est bien à cause de l'ingouvernabilité qui avait gagné le pays entier depuis la petite ville de Sidi Bouzid.
Les masses tunisiennes ont donc compris et intégré que les masses sont la lumière même du monde... elles sont la fibre, la palpitation inépuisable de l'histoire ; quand elles parlent tout tremble, l'ordre chancelle, les cimes les plus hautes s'abaissent, les étoiles prennent une autre direction, parce que les masses font et peuvent tout (Gonzalo).
C'est un pas essentiel dans la construction de la conscience révolutionnaire, qui précède la création du Parti et tout développement par bond de celui-ci.
La deuxième, c'est que malgré cette grande expérience rien n'est terminé : ce n'est au contraire que le début des choses sérieuses. Une voie a simplement été ouverte, mais une voie semée d'embûches. Tout peut se résumer dans la question lancée par Lénine en 1902 : QUE FAIRE ?
Pour Servir Le Peuple, la situation en Tunisie, avec le départ précipité d'un dirigeant qu'on croyait éternel, est un peu une situation "à la Portugaise"... Bien sûr, la première réplique que feront les esprits simples, c'est que la Révolution des Oeillets au Portugal était une "révolution militaire". C'est s'arrêter aux apparences. La révolution au Portugal est partie de l'Armée car à l'époque, le service militaire était obligatoire et durait 3 ans : une grande partie de la jeunesse populaire était dans l'Armée. En Tunisie, c'est la jeunesse populaire souvent bien formée mais sans perspective d'avenir (sauf l'émigration) qui a été le fer de lance de la révolte, mais la base est la même : la jeunesse POPULAIRE...
Au Portugal, les masses populaires se sont immédiatement ralliées à l'action des soldats progressistes et marxisants. En Tunisie, ce sont des militaires y compris de haut rang qui ont été sanctionnés pour avoir refusé la répression (la police, où l'on rentre par choix, par amour de l'ordre établi, est resté le rempart du régime, comme au Portugal).
Au Portugal, c'est un militaire précédemment sanctionné mais salazariste de longue date, le général Spinola, qui a pris le pouvoir "pour éviter qu'il ne tombe dans la rue" (ce qui était déjà fait). Il n'avait rien à voir avec l'action des "capitaines d'avril". En Tunisie, le pouvoir est passé à des civils, des hommes réputés plus "intègres" et "à l'écoute" que Ben Ali. Mais l'idée est la même.
Cette idée, c'est de conserver le régime, le pouvoir de la classe dominante, la bourgeoisie bureaucratique-compradore, et de ses maîtres : les impérialistes, principalement français. C'est la première phase du "scénario portugais", la "phase Spinola" : une libéralisation de façade, tout en maintenant fermement les positions des classes dominantes (oligarchie tunisienne et bourgeoisie monopoliste BBR). Une phase comparable à ce qui s'est passé dans la plupart des pays d'Afrique avec l'autorisation du multipartisme. Ou encore en Indonésie après la chute de Suharto (1998), aux Philippines après la chute de Ferdinand Marcos (1986), etc.
Pour les masses populaires et leurs forces organisées, la ligne à suivre à cette étape est de conserver fermement le pouvoir de la rue, de maintenir l'ingouvernabilité pour l'oligarchie dominante, afin d'obtenir son échec et sa chute à son tour (Spinola démissionna au bout de quelques mois, après une tentative de coup de force).
Si cette étape est franchie avec succès, ce qui est loin d'être acquis d'avance, malgré la détermination des masses tunisiennes, l'embûche suivante est la liquidation réformiste du processus révolutionnaire. C'est là que l'on voit la "gauche" bourgeoise BBR monter au créneau, avec Benoît Hamon ou encore Bertrand Delanoë (né en Tunisie il y a 61 ans et consulté sur ce pays comme s'il y connaissait quelque chose...). Il s'agit, là, de réformer en profondeur l'Etat bureaucratique-compradore néocolonial, mais pour le sauver et sauver l'essentiel : la position impérialiste BBR, déjà bien mise à mal dans son Empire africain...
Ramené à l'exemple portugais, c'est la phase "Soares-Eanes", qui a fait passer le pays de protectorat anglo-américain (la prise de distance de ces pays sur la question africaine avait fragilisé le régime...) à un "champ d'investissement" collectif européen, principalement franco-allemand.
On sait d'où, au Portugal, est venue cette liquidation social-démocrate : de l'absence d'un véritable Parti communiste révolutionnaire. Le vieux PC était totalement sur la ligne révisionniste de Brejnev (qui par ailleurs, ne voulait pas du Portugal), tandis que les "marxistes-léninistes" trois-mondistes du PCTP-MRPP, tout à leur antisoviétisme, soutenaient activement l'option occidentale Soares-Eanes.
En effet, pour empêcher cette option, la ligne à suivre est celle suivie par les bolchéviks en Russie en 1917 : continuer à construire et consolider le POUVOIR POPULAIRE, déjà construit dans la rue lors de la première phase (celle de la chute de l'ancien régime et de l'empêchement de la simple libéralisation de façade) ; construire un véritable DOUBLE POUVOIR dans le pays. Mais pour cela, il faut la direction d'un authentique Parti communiste révolutionnaire. Existe-t-il ? Il y a le PCOT dont on a parlé plus haut : une organisation de masse se voulant authentiquement communiste. Il faut suivre attentivement son positionnement. Mais après 25 ans d'opposition et de semi-clandestinité, le risque existe de sombrer dans les mêmes illusions (sur les élections à venir et le gouvernement qui en sortira) que l'héroïque communiste marocain Abraham Serfaty, sur "l'ouverture" du régime makhzénien à la fin des années 90.
Ce qui est certain, c'est qu'il y a en Tunisie, dans ou hors du PCOT ou d'organisations semblables, des communistes authentiques. La révolution démocratique et la libération nationale totale du Peuple tunisien sont maintenant entre leurs mains, dans un processus qui sera prolongé : 10 ans, 20 ans, peut-être 30. La Tunisie a vécu son 1905, le point de départ d'un processus révolutionnaire de flux et reflux qui en Russie, s'est achevé à la fin de la guerre civile révolutionnaire en 1922, voire avec la victoire antifasciste de 1945...
La dernière option, particulière au pays arabo-musulman qu'est la Tunisie, est la récupération national-bourgeoise islamique de la révolution, comme en Iran. Mais c'est peu probable.
1°/ Le modernisme, idéaliste mais militant, de Bourguiba a porté ses fruits : la société tunisienne est très sécularisée. La principale organisation de masse national-islamique de Tunisie, Ennahda, comme TOUS les islamistes, a dû s'adapter à la société où elle évolue, qui n'est pas l'Afghanistan ni même l'Iran de 1978. Elle est beaucoup plus proche de l'AKP turc que de Khomeyni ou du FIS algérien. Elle pourrait simplement s'inscrire, soit dans le plan de "libéralisation de façade", soit dans le plan de "réforme en profondeur".
2°/ Nous sommes entrés, depuis les années 2000, dans la deuxième vague de la Révolution mondiale. Or, les islamistes type Khomeyni ou FIS algérien ont été, plus qu'autre chose, des "bouche-trous" face à un mouvement révolutionnaire et progressiste en reflux, happé par la faillite révisionniste de l'URSS. Une information récente est confirmée : lorsqu'il a essayé de récupérer la révolte en Algérie (des dernières semaines), Ali Belhadj, l'idéologue du FIS qui attirait des foules gigantesques en 1990-92, a été hué et quasi lynché...
Voilà donc où nous en sommes.
Le Peuple tunisien a remporté une grande bataille, mais pas la Guerre populaire.
En avant donc pour remporter de nouvelles victoires, construire le Parti et le Pouvoir populaire qui instaureront la Démocratie Nouvelle !