Southasiarev - initialement publié sur tomdispatch.com. (traduction Servir Le Peuple)
En février 1979, la révolution iranienne a été menée par un large éventail de forces, religieuses et laïques, unies autour du seul but de chasser le Shah Mohamad Reza Pahlavi du pouvoir.
Pendant ce temps, l'Ayatollah Khomeini, qui avait été exilé par le Shah et représentait son opposition conservatrice, est revenu à Téhéran. Après que le Shah ait été forcé de fuir d'Iran, les expressions du Pouvoir populaire ont émergé : les ouvriers ont formé des comités, des femmes des usine ont manifesté pour l'égalité des droits, les Kurdes pour l'autonomie, etc. Ces mouvement étaient divisés et les organisations révolutionnaires de gauche, émergeant des années de répression, étaient populaires mais politiquement myopes. Khomeini, en mélangeant l'anti-impérialiste, le sentiment populiste et religieux, pouvait prendre le pouvoir et commencer à supprimer les mouvements radicaux.
Retour rapide en 2010. Les protestations croissantes en Iran au cours de la dernière année en ont amené à suggérer que l'histoire puisse se répéter sous la forme d'un autre gouvernement renversé. Cependant, ce n'est pas aussi simple. Dilip Hiro regarde les changements qui se sont produits en Iran au cours des 31 dernières années et offre un point de vue différent.
Changement de régime de Téhéran ? Ne pariez pas là-dessus… Pour l'instant
Par Dilip Hiro
Les images dramatiques des protestations en Iran faisant face courageusement - et tenant parfois en échec - aux brutales attaques des forces de sécurité du régime gagnent très justement l'admiration et la sympathie des spectateurs en Occident.
Elles laissent également beaucoup d'Occidentaux supposer que c'est un préambule à un changement de régime de Téhéran, une répétition de l'histoire, mais avec une distorsion. Après tout, l'Iran a la particularité d'être le seul pays du Moyen-Orient à avoir subi un changement révolutionnaire - il y a 31 ans - qui a commencé comme une protestation de rue.
Vu objectivement, pourtant, cette prétention est sur-optimiste. Elle esquive des différences cardinales entre le moment actuel et les événements de 1978-1979 qui ont mené au renversement du Shah d'Iran et à la fondation d'une République islamique sous l'Ayatollah Ruhollah Khomeini. L'histoire prouve qu'un mouvement révolutionnaire triomphe seulement lorsque deux facteurs essentiels fusionnent : il est soutenue par une coalition de différentes classes sociales, et il réussit à enrayer la machine de gouvernement du pays et à rompre l'appareil répressif de l’État.
Deux mouvements, deux moments
Un examen rapide de la révolution d'il y a 31 ans en Iran s'impose. En février 1979, la monarchie autocratique du Shah s'est effondrée lorsque l'économie du pays s'est arrêtée en raison des grèves non seulement des négociants religieux du bazar, mais également par des fonctionnaires, des travailleurs d'usine et (crucialement) des ouvriers de gauche du pétrole. En même temps, les bases de l’État moderne - les forces armées, forces spéciales, police armée, et agences d'intelligence, aussi bien que les médias contrôlés par l'État - ont craqué.
Les premières manifestations de rue, lancées en octobre 1977 par les intellectuels et les professions libérales pour protester contre les violations des droits de l'homme par la Savak, la brutale police secrète du Shah, ont manqué d'un centre et d'un ensemble clé de demandes cohérentes articulées par une haute personnalité. Cela a changé quand Khomeini, un Ayatollah violemment anti-Shah exilé en Irak voisin pendant 14 années, a été amené dans le processus en janvier 1978. Dès lors, les rangs des protestataires ont gonflé exponentiellement.
Aujourd'hui, la question clé est : est-ce que les récentes protestations de rue, déclenchées par le scrutin présidentiel truqué de juin passé, ont entraîné un ou plusieurs de ces segments de la société qui ont à l'origine ignoré la fraude électorale ou écarté les réclamations à cet effet ?
L'évidence suggère jusqu'ici que ces protestations, tout en restant actives et déterminées, sont coincées dans une ornière - quoique le 27 décembre, jour du rituel saint chiite d'Ashura, elles se sont étendues pour la première fois aux villes plus petites. Ce qui est resté sans changement, en revanche, est le milieu social des participants. Ils sont en grande partie jeunes, diplômés d'université, et bien habillés, équipés de téléphones portables et adeptes de l'Internet, de YouTube, de Facebook et Twitter.
Dans la capitale, ils sont habituellement du Nord aisé de Téhéran, qui abrite environ un tiers des 9 millions d'habitants de la ville. C'est la résidence des familles riches, dont beaucoup ont des parents en Europe occidentale ou en Amérique du Nord. Ils passent souvent leurs vacances en Occident ; et la plupart sont doués en anglais et à l'aise avec des ordinateurs.
Naturellement, alors, les journalistes et les commentateurs occidentaux s'identifient avec cette section de la société iranienne et focalisent en grande partie sur elle, involontairement ou non.
Pendant l'automne 1977, ce sont aussi de telles personnes qui ont prédominé dans les protestations de rue contre le Shah. La différence est maintenant dans l'échelle. Depuis la révolution islamique, il y a eu une explosion d'une éducation plus élevée. Entre 1979 et 1999, alors que la population a doublé, le nombre de diplômés d'université a été multiplié par neuf, de 430.000 à presque 4 millions. Les effectifs étudiants des universités et des grandes écoles ont grimpé à quelques 750.000 jeunes Iraniens. Ceci explique l'ampleur des protestations et leur uniformité vestimentaire.
Maintenant, la première question pour des spécialistes de l'Iran devrait être : est-ce qu'au cours des 6 derniers mois, un nombre significatif de résidents de basses classes du Sud de Téhéran, avec ses 6 millions de personnes, a rejoint la protestation ? Au regard des images sur Internet et les chaînes de télévision occidentales, la réponse est « non ». Les Tehranis du Sud ne portent pas des jeans à la mode, et toutes les femmes dans les rassemblements sembleraient voilées de la tête à l'orteil et sans maquillage apparent.
C'est Téhéran-Sud qui abrite le Grand Bazar, couvrant 8 kilomètres d'allées semblables à des terriers et plus d'une douzaine de mosquées. Ce bazar est la colonne vertébrale économique de la nation avec son étroite imbrication de commerce, de culture islamique et de politique. Son exemple est suivi par tous les autres bazars d'Iran. Le prophète Muhammad (sws) étant un négociant, il existe un rapport symbiotique entre la classe commerçante et la mosquée depuis les débuts de l'Islam. L'Iran ne fait pas exception et l'importance de l'influence du bazar ne peut pas encore être sous-estimée. Après tout, ce n'est qu'il y a à peine un siècle que du pétrole a été découvert pour la première fois dans le pays, tandis que l'industrialisation n'est devenue significative qu'après la deuxième guerre mondiale.
Donc : les négociants du bazar ont-ils commencé à fermer leurs magasins en solidarité avec les protestataires - comme ils l'ont fait durant le mouvement anti-Shah ? Aucun encore.
Laissant de côté la fermeture des magasins, si quelques commerçants du bazar devaient simplement recourir à créer leurs propres blogs et à se joindre à la contestation en ligne, ceci en soi attireraient sûrement l'attention du régime de l'Ayatollah suprême Ali Khamanei et pourrait même le pousser à considérer un compromis avec les réformateurs.
Les limites de 2010
Jusqu'ici l'opposition a été menée par les candidats défaits à la présidence - Mir Hussein Mousavi et Mahdi Karroubi - dont ni l'un ni l'autre n'a quoi que ce soit comme le charisme ou la position religieuse d'un Khomeini.
En outre, l'opposition souffre d'un manque d'une demandes clés simples. Pendant le mouvement de 1978-1979, Khomeini a rassemblé les diverses forces anti-Shah - du clergé chiite aux groupes marxistes-léninistes - autour d'une demande maximum : détrôner le Shah.
Il est alors parvenu à cimenter cette alliance difficile à manier en soutenant les causes de chacune des classes sociales dans la coalition anti-Shah.
Les classes moyennes traditionnelles des négociants et artisans ont vu en lui un défenseur de la propriété privée et un croyant en les valeurs islamiques.
Les classes moyennes modernes l'ont considéré comme un nationaliste radical commis à mettre fin à la dictature royale et à l'influence étrangère en Iran.
La classe ouvrière urbaine l'a soutenu en raison de son engagement répété pour la justice sociale qui, pensait-elle, ne pourrait être réalisée qu'en transférant le pouvoir et la richesse des riches aux nécessiteux.
Les pauvres ruraux l'ont vu comme celui qui pourrait leur fournir des terres cultivables, des équipements d'irrigation, des routes, des écoles, et l'électricité.
Khomeini a accompli cette tâche surhumaine en maintenant un silence étudié sur des questions controversées telles que la démocratie, le statut des femmes, et le rôle du clergé dans la République islamique à venir.
Aujourd'hui, le slogan le plus populaire des protestataires est "Mort au dictateur", signifiant le Guide suprême Khamanei (en persan, le "Marg bar diktator" rime bien). Pourtant ce n'est certainement pas ce que Mousavi ou Karroubi veulent.
Sur son site Web, Mousavi a récemment exigé la libération de tous les prisonniers politiques et la modification des lois électorales, avec l'application de la liberté d'expression, d'assemblée et de la presse comme indiqué dans la Constitution iranienne. En bref, il veut reformer le système actuel, pour ne pas le renverser.
Ainsi, il y a un mécanisme dans la Constitution pour le remplacement du Guide suprême. L'Assemblée de 86 membres experts, élue au suffrage populaire, a l'autorité pour le nommer ou le démettre.
Cette Assemblée est présidée par Ali Akbar Hashemi Rafsanjani. En tant qu'ancien proche collaborateur de l'Ayatollah Khomeini, ses qualifications "révolutionnaires" sont à l'égal d'Ali Khamanei.
Rafsanjani a soutenu Mousavi dans sa campagne présidentielle, avec des fonds et une planification stratégique. Maintenant, s'il le décide, il peut sommer l'Assemblée des experts pour qu'une session d'urgence discute de la crise actuelle provoquée par les divisions au sommet. Normalement l'Assemblée se réunit seulement deux fois par an. Mais étant un politicien judicieux, Rafsanjani consulterait d'abord les plus influents membres de l'Assemblée individuellement pour prendre la température. Il semble jusqu'ici qu'il n'a pas réussi à recevoir un assez fort soutien pour une session spéciale.
À la base, les nombreux blogs oppositionnels et les sites Web s'attaquent rarement à une perspective d'ensemble. Ils se concentrent principalement sur mettre en lumière la répression brutale, et arguer du fait que le régime de Khamanei a dévié de manière extravagante de ses racines islamiques et de ses promesses révolutionnaires de justice, de liberté, et d'indépendance.
Leur critique, cependant, couvre seulement un aspect important de la situation. Elle n'est pas assez pour provoquer le changement de régime du pays. Un deuxième volet complémentaire devrait définir quelques détails au sujet de la façon dont les protestataires veulent voir leur vision du changement réalisée dans la pratique. Pour le moins, l'opposition devrait discuter de la question, ce qu'elle ne fait pas pour l'instant ; ou alors elle pourrait suivre l'exemple de Mousavi qui a laissé tomber sa demande initiale d'un nouveau scrutin présidentiel contrôlé non pas par le ministère de l'Intérieur mais par un corps non gouvernemental, un geste qui pourrait, tôt ou tard, ouvrir la voie à un compromis avec le Président Mahmoud Ahmadinejad et mener à un gouvernement d'unité nationale composé de ses partisans et des chefs de l'opposition.
Une grande différence entre 1979 et 2010 est que l'Internet offre une grande opportunité pour un genre de discussion qui était impensable jusqu'il y a une décennie. D'autre part, ce que le mouvement de 1979 et l'actuel ont en commun est l'idée de faire une utilisation politique des jours religieux chiites, de la coutume islamique de commémorer une personne morte le quarantième jour de son décès, aussi bien que de la culture du martyre ancrée parmi les chiites.
C'est l'Ayatollah Khomeini qui a frayé un chemin à une telle tactique. Il a systématiquement utilisé le quarantième jour de deuil pour les martyrs du régime du Shah afin d'entraîner des foules toujours plus grandes et toujours plus enthousiastes dans les rues, et mis à profit le mois saint du Ramadan pour charger la nation de ferveur révolutionnaire.
Les tentatives des chefs de l'opposition d'aujourd'hui de suivre l'exemple de Khomeini n'ont pas réussi, principalement parce que leur camp manque d'un chef religieux de sa stature.
Le coup mortel que Khomeini a porté au régime du Shah, a été la fatwa qu'il a émise décrétant que les tirs sur des manifestants sans armes était équivalente à la mise à feu d'un exemplaire du Saint Coran. La plupart des soldats du Shah, étant des appelés chiites et souvent jeunes, ont accepté l'interprétation de Khomeini. Bon nombre d'entre eux avaient déjà perdu la foi dans leurs commandants après que des employés de banque aient indiqué, en septembre 1978, que les dirigeants supérieurs de l'armée avaient transféré de vastes sommes à l'étranger. Peu savent que, avant que le Shah ne quitte l'Iran en janvier 1979, les effectifs des forces armées étaient tombés de 300.000 à à peine plus de 100.000, principalement du fait de désertions.
En revanche, il y a peu d'éléments jusqu'ici pour montrer que les forces de sécurité du régime actuel - les Gardiens fortement endoctrinés de la révolution, la milice des Basij, ou la police armée - hésitent devant les ordres de briser les manifestations par la force. De son côté, le régime, averti du danger de fabriquer des martyrs et du précédent historique, est attentif à faire un usage minimal des tirs mortels dans la dispersion des foules.
Pendant les 12 mois du mouvement révolutionnaire qui s'est étiré de 1978 à 1979, le recours aveugle aux tirs mortels par le régime de Shah a provoqué entre 10.000 - les chiffres du gouvernement - et 40.000 - ceux de l'opposition - décès. Pendant les 6 mois de protestation de rue de 2009, le total selon l'opposition est de 106.
Le nationalisme comme facteur
Si cette interprétation de la situation actuelle en Iran s'est jusqu'ici concentrée uniquement sur la dynamique politique interne, cela ne signifie pas que les forces externes sont sans importance. Étant donné la signification géostratégique de l'Iran dans la région et dans le monde, n'importe quel mouvement par des gouvernements occidentaux peu amicaux vis à vis Téhéran est de nature à influer significativement sur la situation intérieure.
Si les puissances occidentales, par exemple, réussissaient à accroître les sanctions économique contre Téhéran par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, l'opposition cesserait assurément ses protestations et coopérerait avec l'administration d'Ahmadinejad pour faire face à une menace nationale commune sous la bannière du patriotisme.
Avec une fière histoire s'étirant sur 6 millénaires, les Iraniens se sont transformés en nationalistes parmi les plus exaltés des temps modernes... C'est un simple, sinon clé, facteur que les leaders de l'Ouest ne peuvent pas se permettre d'ignorer.
Dilip Hiro est l'auteur de nombreux livres sur le Moyen-Orient, parmi lesquels Le Labyrinthe iranien. Son dernier livre, Après l'Empire : La naissance d'un monde multipolaire (Nation Books), a été tout juste édité. À partir du 22 janvier au 4 février, il sera aux États-Unis en tournée pour présenter son livre. (Il est indien NDLR)
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Ce texte montre clairement les tenants et les aboutissants de la situation iranienne.
Il montre bien que la situation actuelle en Iran, la République islamique, porte un nom : une révolution volée, confisquée.
Divisées et sous-estimant leur "partenaire" tactique, les forces révolutionnaires et progressistes qui ont fait la révolution de 1978-79 l'ont perdue, au terme d'une lutte de près de 2 ans, au profit d'un clergé populiste, obscurantiste et réactionnaire (qu'on peut effectivement comparer au fascisme), et de ceux qui s'abritent derrière (et dont on parle peu souvent) : les grands propriétaires des campagnes et - surtout ! - le Bazar. La bourgeoisie nationale.
Une bourgeoisie nationale qui, contrairement à beaucoup de pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique, où elle est née avec la colonisation ou la domination impérialiste, est ancienne (millénaire), puissante et organisée - et conservatrice
C'est là l'erreur fatale des marxistes iraniens, dominés alors par le révisionnisme du Toudeh (PC pro-soviétique) ou le trois-mondisme des révisionnistes chinois. Ils ont sous estimé les capacités de cette bourgeoisie.
Aujourd'hui, après la guerre contre l'Irak qui a laissé le pays épuisé, cette bourgeoisie s'est transformée en nouvelle bourgeoisie bureaucratique-compradore, agent local de l'impérialisme, principalement de l'Europe (sauf l'Angleterre) et de la Russie (le voisin du Nord aux liens séculaires), les intérêts chinois faisant leur apparition dans les années 2000.
Le mouvement déclenché après les dernières élections a pris une ampleur (et une durée) sans précédent, dépassant le strict cadre étudiant-diplômé et les quelques semaines.
Mais, malgré des mouvements ouvriers (comme à Iran Khodro, filiale de Peugeot), il se heurte à des limites de classe.
Car ce mouvement reste dominé, non par une perspective de libération démocratique qui ne peut être qu'anti-impérialiste, mais par la lutte de deux clans : celui du Guide suprême Khamenei, dont l'homme est Ahmadinejad, et celui de l'homme le plus riche du pays, Hachemi Rafsandjani, derrière les candidats de l'opposition.
Rafsandjani, président dans les années 90, qui a été l'homme de la pénétration massive des capitaux européens, en particulier français. Tandis que le camp Khamenei-Ahmadinejad semble représenter les intérêts russes et chinois (la première visite de Ahmadinejad après sa "réélection" a d'ailleurs été au Sommet de la Coopération de Shangaï).
Notre tâche internationaliste est donc de soutenir la lutte du Peuple iranien, travailleurs, masses populaires, jeunesse et femmes... sans tomber dans le piège de cette lutte entre deux fractions soutenues toutes deux par l'impérialisme.
C'est une tâche difficile. Mais le Peuple d'Iran vaincra, car le capitalisme et l'impérialisme source de ses malheurs vivent leurs dernières heures !