Pour aborder un sujet aussi complexe, et important pour le mouvement communiste international, peut-être ne vaut-il rien de mieux qu'un système de questions-réponses...
Voici donc :
1. Quels sont les défis à l'ordre du jour pour les maoïstes népalais ? Quels sont les limites, les obstacles ?
Les défis ? LE défi, plutôt, est désormais énorme et inévitable. Le PCI(ML) Naxalbari (communiqué traduit récemment ici) parle de "lever le drapeau de la rébellion ouverte contre le quartier-général révisionniste". On ne saurait mieux résumer. Que les révolutionnaires, dans le Parti, soient une majorité ou 10%, la question n'est pas là. La question, au regard des faits et au regard de l'histoire du MCI, est qu'ils ne peuvent plus cohabiter avec Bhattarai, Prachanda et leurs partisans. Il n'est plus possible de mener une lutte de lignes "franche et ouverte", "en toute camaraderie", comme cela s'est fait ces dernières années (mais depuis près d'un an, le ton commençait à monter...). À la rigueur, une dernière lutte interne, de manière très antagonique, peut permettre de "compter ses forces". Mais c'est tout.
Le PCI(ML) Naxalbari dit que "la première chose qu'ont fait les révisionnistes, c'est de transformer le Parti en forum de discussion inopérant", et c'est malheureusement vrai. Mais aujourd'hui, les révisionnistes en question ne respectent même plus ces règles. Leurs agissements se passent des décisions du Parti.
Mais on vient là à LA limite : les moyens, quantitatifs et SURTOUT qualitatifs de lancer ce qu'il faut bien appeler une nouvelle révolution... Ne nous berçons pas d'illusions dans l'immédiat. Comme on vient de le dire, les révisionnistes ont "englué le Parti dans le miel" d'un débat "soft", d'un grand "libéralisme" entre les lignes (globalement trois : la gauche Kiran-Gaurav-Biplab, le centre Prachanda et la droite Bhattarai). Il y a vraiment de quoi questionner la "profondeur" du maoïsme dans le Parti népalais. On a toujours eu l'impression, ces dernières années, d'un débat extrêmement mou, extrêmement interne aussi (laissant à l'écart une grande partie des militant-e-s, et a fortiori le mouvement organisé ouvrier, paysan etc.), avec une recherche permanente du consensus. Alors que les occasions de repasser à l'offensive ont été nombreuses, aussi bien quand Prachanda s'est retrouvé Premier ministre que (surtout !) quand il a démissionné après un coup de force du Président ; ce fonctionnement a toujours laissé la situation "au milieu du gué", à coup de "ne pas se précipiter", "voyons quelles proposition les partis bourgeois peuvent encore accepter", "ils vont bien finir par tomber le masque et nous déclencherons la révolte populaire" etc. Dans la conception maoïste du Parti, quand l'enjeu n'est ni plus ni moins que révolution... ou pas révolution, la lutte de lignes est autrement plus antagonique, il ne peut pas y avoir de consensus, seulement un gagnant et un perdant !
Tout cela, et je pense que le PCI(ML) le résume assez bien, a amolli la gauche révolutionnaire dans le Parti, "décapité sa force idéologique". C'est assez net, dans les interviews, chez les "vieux" (Kiran, Gaurav) ; les jeunes comme Biplab semblent plus déterminés. Ce dernier, avec un sens très "mao népalais" de la périphrase, va jusqu'à dire que "même si nous ne pouvons pas continuer ensemble, la révolution populaire ira jusqu'au bout" : il est le seul, à ce jour, à sous-entendre la scission. Reste à savoir ce que représente, pour lui, le "bout" de la révolution populaire...
On a vraiment l'impression d'une grande peur de la rupture (sauf ci-dessus chez Biplab). Il faudrait, c'est très important, savoir combien de militant-e-s et sympathisant-e-s chaque ligne a derrière elle. On peut craindre que s'il y en a trop peu, Kiran et Gaurav n'osent pas la scission minoritaire...
On voit là un principe essentiel du marxisme-léninisme-maoïsme : ce sont les faiblesses, les limites (dans la conception et dans la pratique) de la GAUCHE révolutionnaire qui permettent le triomphe du révisionnisme, pas la force du révisionnisme lui-même.
2. Peut-on dire que "nous n'avons rien vu venir" ?
Non. Pas du tout. Dès 2006, dès 2005 même, quand a germé l'idée d'accord avec les partis bourgeois alors que le roi avait instauré sa dictature personnelle (avec l'Armée royale), l'inquiétude s'est exprimée, l'alerte a été donnée. La "fracture" dans le "MMI" ("mouvement maoïste international") a en réalité porté sur la question d'une critique constructive... ou pas. Pour SLP, mais aussi pour beaucoup d'organisations (SLP n'est pas une organisation), il a été considéré que rejeter immédiatement le PCN(m) tout entier, "de la base au sommet", de "l'extrême-droite" type Bhattarai à l'extrême-gauche type Biplab, dans le 9e cercle de l'Enfer révisionniste ne servirait en rien 1°/ ni les véritables maoïstes révolutionnaires de ce pays, dans le PCN(m) ou en dehors, dans leur résistance à la dérive réformiste, 2°/ ni les masses exploitées du Népal dans leur long chemin d'émancipation, 3°/ ni le Mouvement Communiste International. Bien sûr cela a été qualifié de "centrisme", d'"opportunisme", de "prachandisme" voire de "trotskisme" par les "non-constructifs"... Dont on aimerait bien aujourd'hui, tout à leur "triomphe" d'avoir eu raison, qu'ils nous expliquent en quoi leur attitude a été plus utile, et à la révolution au Népal et au MCI.
Il faut préciser aussi que, le PCN(m) étant alors membre du MRI et du CCOMPSA, beaucoup de critiques, de demandes d'explications, de rappels "à la raison" se sont faits "en interne" à ces coordinations internationales, et les documents n'ont été rendus publics que beaucoup plus tard. On peut se risquer à dire que la critique violente et ouverte, publique dès le départ, a plutôt été le fait de groupes se sentant "à l'écart" du MRI. D'ailleurs, il a été un temps reproché au RCP-USA (qui "domine" le MRI) d'avoir influencé le PCN(m), avec ses thèses (qui sont effectivement) révisionnistes. Mais ensuite, le RCP-USA a rendu publique une très dure (et précoce) critique du PCN(m)…
Pour ce qui est d'une juste appréciation de la situation, en temps réel, par les communistes étrangers, il y a plusieurs obstacles majeurs :
- L'information : elle arrive au compte-goutte. Ce problème m'a été plusieurs fois mentionné, notamment par le Comité de Solidarité Franco-Népalais.
- De plus, elle provient souvent de la presse BOURGEOISE locale (Himalayan Times, Republica, Nepal Telegraph), qui décrit surtout... ce qu'elle veut bien voir. Le Red Star, l'organe du Parti lui-même, semble quant à lui rapidement tombé aux mains de la droite (avec des publicités pour des voitures japonaises etc.), ce qui est effectivement un sérieux problème quand on connaît l'importance de l'organe de presse dans la conception léniniste. Ceci dit, récemment, des organes de la "gauche révolutionnaire" ont vu le jour sur internet, comme The Next Front.
- Au niveau des communiqués, des interviews de différents dirigeants... Il faut comprendre une chose : les Népalais, culturellement, sont pudiques et réservés. Leurs déclarations sont donc des sommets de périphrase, d'implicite... il faut vraiment lire entre les lignes. C'est très frappant, quand on étudie en comparaison les déclarations de maoïstes sud-américains, où tout le bestiaire ("rats", "chiens" etc.) y passe pour désigner l'adversaire "déviationniste". Tout cela pour dire qu'il est difficile de savoir où en est l'intensité des affrontements au sein du Parti, les "plans d'action" des uns et des autres.
- Et puis, on y revient, il y a un certain "culte" de l'interne. Tout a tendance à se régler en interne, dans des réunions entre cadres, et bien sûr nous n'avons les informations qu'une fois que les décisions sont prises, et même déjà en application. Toujours le même problème du manque de mobilisation des masses, au moins des masses "militantes" (communistes, sympathisantes, syndicalistes ouvrières, paysannes et étudiantes), dans la lutte de lignes. Ce n'est pas (que) de l'avenir du Parti qu'il est question, mais du Peuple népalais : il ne peut pas rester éternellement spectateur ! C'est un grand enseignement du maoïsme qui n'est pas appliqué là... Là encore, on peut se poser des questions.
3. La dérive bourgeoise au Népal est aujourd'hui manifeste, mais, à quand peut-on en faire remonter les racines ?
C'est une très, très vaste question... Si l'on compare, par exemple, avec l'Inde : les marxistes-léninistes, puis maoïstes indiens se sont toujours construits dans la lutte et la clandestinité. Au cœur de la jungle ou au fin fond des grandes villes, traqués comme du gibier, ils n'ont jamais eu accès à "l'espace démocratique" bourgeois de la "plus grande démocratie du monde"... Quand bien même la plupart des leaders sont des intellectuels de la classe moyenne. Le PC maoïste du Népal, lui, s'est formé en 1994 de la réunion de plusieurs petits partis... parlementaires. Ils avaient participé au jeu parlementaire arraché à la monarchie, par un mouvement populaire, en 1990 (ils avaient bien sûr participé à ce mouvement populaire). Le Parti s'est formé, pour lancer la Guerre populaire deux ans plus tard, sur le constat que la monarchie parlementaire était un vaste foutage de gueule, que "tout avait changé pour que rien ne change" ; constat juste, évidemment. Mais c'est une différence de culture politique énorme.
Ensuite, quels étaient les buts de la Guerre populaire ? Je me souviens d’une chose avec certitude. C'était fin 2002 ou début 2003, peu avant le début de la guerre en Irak, et à cette époque, j'ai lu quelque part (peut-être dans "Partisan", ou pas, je ne sais plus) qu'il y avait au Népal une guérilla maoïste, et qu'ils luttaient pour l'abolition de la monarchie et la convocation d'une Assemblée constituante. Je suis absolument certain de l'époque. C'était, donc, bien avant Chunwang (novembre 2005), bien avant l'alliance de 2006 avec les "Sept partis" bourgeois, bien avant que (partant de là) tout le monde se mette à hurler à la "trahison" des maos népalais. On peut donc légitimement se demander si, pour au moins une partie du PCN(m) (en tout cas du leadership), la guerre n'a pas été menée, de A à Z, uniquement pour l'instauration d'une République. Prachanda aurait alors parlé de "tactique" parce qu'il pensait à ce moment-là que les "Sept partis" trahiraient l'accord, qu'ils n’accepteraient pas l'abolition de la monarchie et la convocation d'une Constituante, et qu’alors la guerre reprendrait (les maoïstes conservaient les clés des containers d'armes). Mais si l'on arrivait à une République et à un accord sur une Constitution démocratique et fédéraliste, alors... C'est, franchement, quelque chose de très possible. Bien sûr, il y avait sûrement aussi (et il y a sûrement toujours) des éléments menant la Guerre populaire... pour les objectifs d'une Guerre populaire, à savoir la Démocratie Nouvelle.
Mais voilà. Le ver était dans le fruit. Pourquoi, alors, n’avoir rien dit à l'époque ? Il faut être cohérent et aller au bout de sa logique… Les organisations qui ont commencé, dès le début 2006 voire la fin 2005, à hurler au "révisionnisme", aux "nouveaux Thorez" etc. avaient jusque-là célébré, chanté les louanges de la Guerre populaire au Népal avec une grandiloquence...
4. Mais alors, on nous l'a faite à l'envers depuis le début ? Nous avons soutenu 10 ans, 15 ans parfois, une mascarade ? Il n'y a rien eu de positif au Népal ?
Il ne faut pas raisonner comme cela. L'histoire avance en spirale. BIEN SÛR, il faut être absolument clairs là-dessus : il était 100% possible de faire la révolution de démocratie nouvelle, entre 2006 et maintenant. Il était 100% possible, conservant en main les clés des stocks d’armes, d’instituer une situation de DOUBLE POUVOIR (bourgeois réactionnaire, à la rigueur ‘réformiste’, et populaire révolutionnaire) et à la première occasion, par exemple lors du ‘coup de force’ présidentiel contre Prachanda en 2009, de démasquer la classe dominante et la dégager… Malheureusement, les conceptions révolutionnaires à même de faire cela, par leurs faiblesses et leurs erreurs, ont laissé prévaloir les conceptions réformistes, de conciliation avec l’oligarchie. Mais concentrons-nous maintenant sur ce qui est, et non sur ce qui aurait pu être.
Il faut déjà bien avoir en tête la situation politique, économique et sociale au Népal avant la Guerre populaire. Plaçons-nous en 1989. Politiquement, une monarchie absolue. Comme ici sous l'Ancien régime. Les villes, en peut-être moins surpeuplées : comme en Inde. Tout le monde a vu des reportages là-dessus. Une grande misère côtoyant une grande opulence des nobles, des castes supérieures, des grands bourgeois, le tout dans des rapports sociaux féodaux, où certains "ne se donnent la peine que de naître". Dans les campagnes... le Moyen-Âge. L’État, les infrastructures de base, n'y arrivaient généralement pas. La seule autorité était celle du grand propriétaire local, exerçant une "crainte révérencielle" sur les paysans misérables.
Dès les années 70, mais surtout à la fin des années 80, il y a eu un grand mouvement "démocratique bourgeois" (seulement dans les villes), pour arracher à la monarchie un Parlement et, au moins, une vie politique... du 20e siècle. Ce qui a été obtenu en 1990. Fin d'un premier cycle. Mais ensuite, le changement politique a été très cosmétique, rien ou presque n'a changé dans les rapports sociaux, et évidemment rien au niveau socio-économique. Donc, constitution du PCN(m), Guerre populaire (1996-2006), nouveau mouvement démocratique (2006), chute de la monarchie, et voilà la République parlementaire bourgeoise que nous avons à présent.
Tout cela, va-t-on dire, c'est dans la superstructure, ce sont des changements de forme de gouvernement ! En effet. Sur le plan socio-économique, pas grand chose n'a changé, le Népal est toujours dans les 9 "pays moins avancés" (selon les critères de l'ONU) d'Asie. Comme le dit Biplab, "on ne fait pas la révolution à partir de la superstructure", on ne change pas la nature de classe de l’État en changeant simplement la forme des institutions.
Mais un grand principe du maoïsme, c'est aussi "la politique au poste de commandement". C'est compliqué à comprendre, mais il faut faire l'effort. À un moment donné, pour faire court, un certain système politique est la "clé de voûte" de l'ordre social existant. Il faut le faire sauter. Par exemple, qui imaginerait la Révolution russe sans, d’abord, la chute du Tsar ? Il y a d'abord eu la chute du Tsar, ENSUITE le pouvoir des soviets et la Révolution d'Octobre, et ENSUITE l'instauration d'une économie socialiste. Bien sûr, tout cela est allé très vite, ce qui n'est pas le cas au Népal.
Inversement, dans le socialisme, transition du capitalisme au communisme, la clé de voûte, c’est le Parti (d’où la citation de Mao : "la politique au poste de commandement"). Si le Parti cesse d’être communiste, de vouloir le communisme, le capitalisme sera rétabli : la bourgeoisie, la contre-révolution mondiale, sait où elle doit taper…
Au Népal, la clé de voûte, c'était la monarchie. La même classe dominante est toujours au pouvoir, elle tient l'économie, les moyens de production. Sa représentation est essentiellement le Nepali Congress (ensuite, elle s'appuie sur les réformistes de l'UML et bien sûr... du PC maoïste, désormais "unifié" après absorption d'un petit parti révisionniste). Mais elle est ébranlée. Elle a perdu sa clé de voûte. De 1990 à 2005, les partis bourgeois comme le NC et l'UML ont participé au parlementarisme, ont eu des Premiers ministres, sans jamais remettre en cause la monarchie. Même quand le roi (Gyanendra) a instauré sa dictature personnelle, même au plus fort du "Mouvement populaire II" au printemps 2006, même dans les accords qui ont suivi (sous l'égide indienne) il n'a pas été question d'abolir la monarchie. Le mot d'ordre de "République" a germé courant 2006, pour déboucher sur l'Accord de novembre avec les maoïstes. Tout cela, c'est la pression de la Guerre populaire, et de comment sauver sa peau, comment être du "bon côté de la barricade" (la barricade étant alors entre les maoïstes et la dictature monarchique). Les partis bourgeois (et la classe dominante qu'ils représentent) ont sauvé leur peau. Mais affaiblis.
Même sur le plan socio-économique, n'exagérons pas le "rien". Il y a eu des terres confisquées pendant la Guerre populaire et distribuées aux paysans (il est maintenant question de leur reprendre : comme cela va-t-il se passer ?). Dans les villes, c'est toujours le capitalisme bureaucratique et la sous-traitance de l'Inde (elle-même sous-traitante du monde), mais il y a eu, pendant la Guerre populaire et dans tout le processus jusqu'à maintenant, de grandes grèves générales politiques, de grandes mobilisations etc. Les maoïstes avaient réussi à infiltrer les villes, les syndicats... Et depuis 2006, ils ont eu quartier libre bien sûr.
Donc voilà : il est totalement ABSURDE de dire que "tout a été liquidé", qu'on en serait revenu à la situation de 1990-94. Quantitativement et qualitativement, la lutte de classe, la lutte pour l'émancipation des classes exploitées, est à un niveau bien supérieur. Fin d'un deuxième cycle.
Et début d'un troisième ! Celui-ci pourra être extrêmement prolongé, peut-être des décennies... Pour commencer, il faut un nouveau Parti révolutionnaire, car maintenant, à l’ordre du jour, c'est la Révolution de Nouvelle Démocratie ou rien. Cela renvoie à la première question.
Ensuite, l'histoire peut aussi s'accélérer, notamment en cas de grands succès de la Guerre populaire en Inde. La tutelle indienne est l'autre "clé de voûte" de l'ordre social au Népal. C'était d'ailleurs un autre grand "objectif" de la Guerre populaire : l'indépendance nationale "véritable" ; et celui qui a d'ailleurs été le plus trahi, quand on voit l'attitude du gouvernement Bhattarai en ce moment. Bhattarai est un ami déclaré du gouvernement de New Delhi.
Dans ce cas, les choses pourraient aller beaucoup plus vite que prévu, on pourrait voir les forces révolutionnaires du Népal se reconstituer sur le modèle de leurs voisins indiens, tandis que les difficultés du gouvernement indien rendraient intenable la position de la classe dominante et des partis bourgeois népalais, qui n'ont désormais plus que cette "clé de voûte" là... Politique-fiction.
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