C'est le 24 décembre 1979 que les troupes de l'Union Soviétique pénètrent en Afghanistan, début d'une longue et sanglante occupation de
9 ans.
Mais en réalité, le conflit prend source 3 mois plus tôt, le 14 septembre, avec le coup d'État du Premier Ministre Hafizullah Amin qui
renverse et élimine le président Noor Mohamed Taraki, et inaugure un régime brutal et sanguinaire.
Trois mois plus tard, l'Union Soviétique interviendra directement pour renverser Amin et le remplacer par un homme à elle, le pantin
Babrak Karmal.
C'était donc il y a 30 ans...
Une série de révolutions de palais
Le coup d'État d'Amin n'est en réalité que le dernier d'une longue série, derrière laquelle se profile toujours la main de
l'URSS.
Là où certains, pour ne montrer du doigt personne, ont vu et continuent à voir une "révolution" ou un "processus progressiste", n'a eu
lieu en fait qu'une série de révolutions de palais sous la houlette soviétique.
En 1973, le roi Zaher Shah est sur le trône depuis 40 ans. Pris entre l'Asie centrale soviétique et les alliés de l'impérialisme US
(Pakistan et Iran), il joue une politique d'équilibre, de "non-alignement".
Mais il penche encore "trop à l'Ouest" pour le Kremlin, d'autant qu'il s'est engagé dans un processus de modernisation comparable à la
"révolution blanche" du shah d'Iran.
En juillet 1973, il est donc renversé par un putsch de son cousin et ex-Premier ministre, Mohamed Daoud Khan, réputé pro-soviétique. La
République est proclamée.
Mais rapidement, au bout d'un an ou deux, il apparaît que la politique de Daoud ne diffère guère du "non-alignement" de son
prédécesseur, et qu'il prend ses distances avec Moscou.
Les relations se tendent et un premier coup d'État échoue en décembre 1976.
C'est finalement par le biais des officiers de l'armée, dont beaucoup ont été formés en URSS, et d'un parti d'intellectuels
"progressistes", le PDPA, également formés dans les universités soviétiques, que le Kremlin va avoir raison de Daoud.
Un coup d'État militaire, qui fera près de 3000 morts, le renverse en mars 1978 et il est lui-même assassiné.
Cette fois, le pouvoir est remis aux civils de PDPA, divisés en deux "courants", le Khalq ("parti du peuple") et le Parcham
("drapeau"). Noor Mohamed Taraki (du Khalq) devient président, et Hafizullah Amin premier ministre.
Pendant les 18 mois qui vont suivre, les Soviétiques vont appuyer Taraki contre Amin, jugé trop "radical", "sectaire" et
"nationaliste", bref trop indocile...
Mais, profitant d'un voyage de Taraki à Moscou, Amin va finalement prendre le pouvoir, et faire assassiner son rival à son
retour.
Trois mois plus tard, l'Armée "rouge" entrera en Afghanistan, pour déposer Amin et le remplacer par Karmal (du Parcham, encore plus
inféodé au "grand frère" que le Khalq).
Dans cette longue litanie digne des mérovingiens ou - plus près de nous - des coups d'État africains, jamais les
masses, qui font l'Histoire, n'ont joué le moindre rôle. Tout s'est joué d'en haut et - surtout - du Nord : de Moscou.
La modernisation du pays (réforme agraire, émancipation des femmes...) va être totalement imposée d'en haut, par des jeunes cadres
citadins souvent formés en URSS. Elle va se heurter à une société ancestrale, immuable (le dernier "bouleversement" étant sans doute l'arrivée de l'Islam) et, tout compte fait,
cohérente.
Un tissu complexe de liens claniques et tribaux, où les différences sociales (hormis la terrible inégalité homme-femme) se mesurent
souvent à quelques têtes de bétail ou quelques arbres fruitiers, ou à la prééminence d'une famille sur le "clan".
Dès 1978 les premières révoltes éclatent dans la province du Nouristan. La répression se déchaîne, et c'est notamment pendant cette
période (fin 1978-début 1979) que seront arrêtés et généralement assassinés les dirigeants du mouvement maoïste (Organisation de la Jeunesse Progressiste - Shola Jawid),
dont Akram Yari (de la très opprimée nationalité hazara, dans laquelle se recrutaient énormément de maoïstes). De fait, si la résistance 'islamiste',
traditionnaliste religieuse afghane est mondialement connue ('vendue' par toutes les chaînes de télévision occidentales pendant 10 ans), il existait également une opposition
progressiste, révolutionnaire et notamment maoïste au
pseudo-'progressisme' (et vrai compradorisme pro-Kremlin) du PDPA ; et des forces révolutionnaires communistes se retrouveront dans la résistance à l'occupation soviétique, confrontées
dans le même temps aux intimidations, aux violences et parfois aux meurtres de la "majorité" religieuse : des organisations telles que la SAMA (Organisation Populaire de Libération de
l'Afghanistan) ou encore l'ALO (Organisation de Libération de l'Afghanistan) à laquelle se rattache RAWA, organisation féministe fréquemment mise en avant par l'OCML-VP, mais très (et de plus en plus) critiquée là-bas. Cependant, entre répression soviétique/PDPA (assassinat du leader de
la SAMA, Abdul Majid Kalakani), agressions fondamentalistes/cléricales (assassinat du Dr. Faiz Ahmad, leader de l'ALO) et opportunisme, elles finiront pas dépérir et quasiment
disparaître.
"Les masses font l'Histoire" : voilà, donc, le premier et terrible oubli de la soi-disante "révolution" afghane du
PDPA.
L'autre facteur de la tragédie de ce peuple (qui se poursuit de nos jours) étant le rôle néfaste de l'URSS, qu'il faut bien qualifier
de social-impérialisme (socialisme en parole, impérialisme dans les faits).
Une guerre coloniale
Les révisionnistes bien entendu (Georges Marchais en tête) mais aussi (tiens tiens...) les trotskystes de la LCR et de la LTF
(considérant que l'URSS de 1979 "conserve un caractère ouvrier" (!) et joue un rôle "progressiste") vont apporter dès les premières semaines leur soutien à l'intervention.
La principale justification de celle-ci (ou du refus de la condamner) étant le caractère "moyenâgeux" des insurgés, les "progrès"
apportés par le "processus" du PDPA, la "condition des femmes"... Peu importe ce que le peuple afghan lui-même pouvait en penser !
On fera remarquer que ces mêmes arguments peuvent justifier à peu près toutes les guerres coloniales "civilisatrices" du XIXe siècle,
ou les interventions et occupations "humanitaires" d'aujourd'hui, au nom de la "démocratie" et des "droits de l'homme".
On remarquera, aussi, que l'on était fort loin de la belle unanimité contre l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. Ou
comment le vieux fond chauvin et colonial de l'"extrême-gauche" hexagonale revient au galop, dès lors qu'il s'agit de populations musulmanes...
Pour d'autres, les "refondateurs" sortis du PCF dans les années 1990, l'intervention pouvait être condamnable dans ses modalités mais,
comme on ne saurait qualifier l'URSS d'alors d'"impérialiste" (voir la page théorique "Le révisionnisme"),
elle reste de la "solidarité internationaliste", même "maladroite". Et de repartir sur le même argumentaire du régime "progressiste", à défendre contre
"l'obscurantisme-soutenu-par-la-CIA"...
Disons les choses clairement : il y a une définition léniniste de l'impérialisme, qui est de s'assurer le contrôle d'un pays
en y exportant (ou pour y exporter) massivement des capitaux ("investissements"), en exploiter la main d'oeuvre et les ressources naturelles, afin de dégager des surprofits pour
la métropole impérialiste.
Mais le paysan afghan n'a pas lu Lénine et, d'ailleurs, il ne sait généralement pas lire.
Quand une bombe tombe sur sa maison, quand son village est exterminé par les mitrailleuses des hélicoptères, quand ses enfants sautent
sur les mines et les sous-munitions, il ne se demande pas si l'URSS exporte massivement des capitaux dans son pays. Il voit un ennemi de son peuple et il le combat, point à la ligne.
D'abord, l'exportation massive de capitaux pour le pillage des ressources humaines et naturelles vient généralement après que l'on se soit assuré le contrôle du territoire. Or, pendant 15 ans, de 1973 à 1988, l'URSS s'efforcera surtout de contrôler l'Afghanistan, et pas grand chose d'autre.
Ensuite, de l'aveu (après coup) de responsables soviétiques de l'époque, les visées stratégiques ont joué un rôle
considérable.
Le contrôle de l'Afghanistan s'inscrivait dans une politique de "fortification" de l'Asie centrale soviétique (elle même richissime en
ressources énergétiques et agricoles), et dans la "course aux mers chaudes", à l'Océan Indien, héritage de l'époque tsariste.
Il suffit, en effet, de regarder une carte pour voir que l'URSS, mis à part l'Océan Arctique (gelé 9 mois sur 12), n'avait accès qu'à
des mers fermées (Mer Noire, Baltique, mer du Japon), facilement verrouillables par l'ennemi. Depuis plus d'un siècle, donc, la Russie poursuit l'objectif d'un débouché sur l'Océan
Indien.
Et dans la poursuite de ces objectifs économico-stratégiques, l'URSS s'est heurtée à une "chouannerie", une résistance
nationale "traditionnaliste" rassemblant depuis les seigneurs féodaux jusqu'aux simples paysans, depuis la bourgeoisie commerçante du bazar jusqu'à la petite plèbe urbaine, en passant
bien sûr par les notables religieux. La même qui s'oppose aujourd'hui aux "libérateurs" de l'OTAN...
Le résultat n'en est que tristement connu : un terrible guerre coloniale, génocidaire, dans laquelle quelques
2,5 millions d'Afghan-e-s périront, à coup de massacres de villages entiers, bombardements, déportations, exécutions sommaires et tortures,
enfants déchiquetés par des jouets piégés largués sur les villages ; tout cela pour déboucher sur un retrait piteux des forces soviétiques (en 1988-89),
la chute trois ans plus tard du laquais Najibullah (qui sera sommairement pendu par les talibans en 1996), et une défaite stratégique considérable pour l'URSS, qui précipitera sa capitulation dans la "Guerre
froide" et sa dissolution...
Seuls, à l'époque, les marxiste-léninistes et les maoïstes ont adopté sur cette invasion une position conséquente, et courageuse vis à
vis du discours dominant à "l'extrême-gauche".
Mais ils l'ont fait, paradoxalement, sur la base d'une analyse fausse de la situation, du rapport de force international et de la
nature de l'URSS.
Le tombeau de l'URSS révisionniste
Pour la plupart des ML de l'époque, déjà mis à mal par la contre-révolution en Chine et les attaques albanaises contre Mao,
l'intervention soviétique (1ère depuis 1945 hors du Pacte de Varsovie) fut perçue comme la preuve que l'URSS révisionniste était devenue la menace n°1 pour la paix et les peuples dans le
monde.
D'autant que l'impérialisme US, après ses défaites stratégiques en Indochine, en Afrique, au Nicaragua et en Iran, semblait vraiment
mal en point.
Cette analyse s'est cependant avérée gravement erronée. Affirmer cela, tout d'abord, alors que les médias occidentaux (rivalité
Est-Ouest oblige) focalisaient sur l'Afghanistan, c'était ignorer gravement ce qu'il se passait au même moment en Amérique centrale, en Afrique australe (Angola, Mozambique, Afrique du Sud et
Namibie...), au Liban (ravagé par Israël et les phalanges fascistes), au Moyen-Orient où l'Irak soutenu par les Occidentaux s'apprêtait à attaquer l'Iran...
En réalité, l'on s'aperçoit que l'URSS a engagé beaucoup moins d'hommes (jamais plus de 200.000 en même temps) et a eu beaucoup moins
de pertes (13.300 morts) que les États-Unis au Vietnam.
Pourtant, son système politique et économique n'y a pas survécu, alors que les USA se sont relevés de leur échec vietnamien et de leur
recul stratégique mondial des années 1970...
Preuve, s'il en est, que le révisionnisme soviétique était un système bâtard, en transition du socialisme vers le
capitalisme, frappé de plein fouet par la crise économique mondiale, l'obligeant à une fuite en avant militariste (d'abord) comme en Afghanistan ou en Éthiopie, puis à un rétablissement à marche
forcée du capitalisme pur et simple (perestroïka) ensuite.
Et non pas un prétendu "impérialisme suprême", "le plus abouti" et "le plus puissant" - et "dangereux" - du monde, comme le pensaient
nombre de marxistes-léninistes et de maoïstes à l'époque (certains s'y accrochant encore aujourd'hui...), justifiant le soutien à des causes réactionnaires comme l'UNITA angolaise ou
Solidarnosc.
Les peuples du monde, y compris dans les pays impérialistes occidentaux, ne s'y sont quant à eux pas trompés, faisant, après le
Vietnam, de la lutte anti-apartheid ou (déjà) du Proche-Orient les nouveaux fronts emblématiques de la lutte anti-impérialiste, et de l'ANC, de la
SWAPO, des volontaires cubains d'Angola ou du FPLP et des progressistes libanais les "nouveaux Viet-congs".
Certes, les peuples du monde soutenaient aussi l'héroïque résistance du peuple afghan. L'URSS a trempé son drapeau rouge dans le sang
d'un peuple innocent, achevant dans la dernière des barbaries, digne des guerres coloniales, sa trajectoire d'abandon du socialisme et de l'internationalisme pour le capitalisme et l'hégémonisme.
La faillite du révisionnisme soviétique éclatait là dans toute sa "splendeur".
Ceci aura des répercussions, jusqu'à aujourd'hui, dans la perception du marxisme et des idées communistes et
progressistes par les peuples de culture musulmane...
Mais en voyant le soutien de la bourgeoisie, des médias bourgeois, des services secrets impérialistes à la résistance afghane (comme à
Solidarnosc et d'autres), les peuples du monde savaient bien que cette faillite (et la liquidation finale) ne seraient pas une victoire pour l'humanité, mais bien (après la contre-révolution en
Chine) une terrible défaite...
[Sujet sur le FML, riche en documentation d'époque : link]