Le 17 octobre 1961, en plus du massacre perpétré dans les rues de Paris, la Préfecture de police a planifié l’incarcération d’au moins 11 538 personnes d’origine algérienne – et 12 520 au plus, en recoupant différentes sources documentaires de l’administration. Des personnes entassées durant plusieurs jours au Stade Coubertin, au Palais des sports de la porte de Versailles, dans le hall du Palais des expositions, et dans deux centres policiers du 3e arrondissement et du quartier de l’Opéra.
Dans ces lieux, selon des témoignages concordants, plusieurs d’entre elles ont été victimes d’exécutions sommaires – on estime qu’au moins 200 personnes d’origine algérienne ont péri dans la nuit du 17 octobre. Des notes confidentielles de la Préfecture de police de Paris, alors dirigée par Maurice Papon, et datées du 18 octobre 1961 à 6h30 du matin, comptabilise cette horreur. Les personnes arrêtées sont répertoriées par la police sous l’acronyme “FMA”, pour Français musulmans d’Algérie.
Nous avons écrit dans un article précédent qu'il y avait deux grandes forces révolutionnaires en Hexagone à l'heure actuelle : la jeunesse prolétaire des "quartiers" où vivent les colonies intérieures (jeunesse qui peut tout à fait être "blanche" - d'origine européenne - mais qui alors "devient noire") et la jeunesse des toutes-petites-classes-moyennes, la jeunesse "petite-blanche" (souvent issue des périphéries du système "France") prolétarisée par la crise générale du capitalisme, la fameuse "génération qui vivra moins bien que ses parents".
Aujourd'hui, l'une écrit une lettre ouverte à l'autre... Le frère de Wissam El Yamni, jeune "indigène intérieur" mort à la suite d'une arrestation "musclée" par la Police à Clermont, écrit à la mère de Rémi Fraisse - représentant typique de la deuxième catégorie :
http://paris-luttes.info/
La lettre qui suit est adressée par Farid El Yamni, frère de Wissam - assassiné par la police le 1er janvier 2012 - à la mère de Rémi Fraisse. Il a voulu qu’elle soit rendue publique, mais elle sera également envoyée dès que possible à l’adresse des parents de Rémi Fraisse.
À l’heure où sur Paris on condamne les manifestations violentes et où on loue les sit-in pacifiques, je vous écris cette lettre.
J’ai perdu mon frère dans des conditions très proches de celles dans lesquelles vous avez perdu votre fils. Mon frère qui prenait tant soin de ma mère nous a quitté, il ne reviendra plus. La perte de mon frère était sur le coup une douleur immense que je ressens à chaque fois que l’État assassine à nouveau. « Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve » disait quelqu’un. À chaque fois que l’État assassine on a aussi l’opportunité de l’arrêter, de le contraindre à changer et de rendre la dignité perdue à tous les autres.
Par la mort de Rémi se noue beaucoup plus que l’histoire d’une vie, il se noue notre vie à tous, individuellement et collectivement. La criminalisation qui a été opérée est terrible, ça a été la même chose pour nous. J’ai compris plus tard qu’elle était voulue. Je ne voulais qu’une chose, que la Justice fasse la vérité et rende la dignité que méritait mon frère, dans le calme, et que cette histoire profite à tous, à nous les gouvernés pour mieux nous aimer et à la police pour la réconcilier avec la nation. Je pensais que la police ne pouvait accepter dans ses rangs des assassins, je ne la connaissais à l’époque pas assez. Je me trompais. Les quartiers ont brûlé, on a appelé au calme : chaque voiture ou chaque poubelle brûlée était vécue comme une insulte, comme une épine en plein cœur, une épine sur laquelle on appuyait.
Puis le temps est passé, on nous a promis la vérité, mais on n’a eu que des mensonges, que des fausses promesses, comme tant d’autres avant nous. On nous avait prévenu, mais on n’y croyait pas. François Hollande, lui-même, avait pris ma mère dans ses bras et lui avait promis qu’il nous aiderait à faire la lumière sur la mort de son fils. Sans la justice et la vérité, on vivait le temps qui passait comme une condamnation. Nous étions toujours en prison, à suffoquer et à appeler la Justice à l’aide.
Et puis on a compris que notre cas n’était pas isolé, que tant d’autres familles vivaient et vivent la même chose. Il y a tant d’humiliations et de mutilations commises consciemment par la police et couvertes par la justice, tant !
On a aussi découvert la manière de penser des policiers, ça fait froid dans le dos. Voici un exemple : Mercredi dernier, suite à la manifestation sur Paris, un des policiers m’a dit « 1-0 » devant ses autres collègues au commissariat, qui ricanaient lorsqu’ils me voyaient arborer le tee-shirt « Urgence Notre Police Assassine ». Aucun ne l’a repris, aucun… Des exemples de ce genre, tant de français en vivent quotidiennement, ils n’en peuvent plus de cette police et n’en voient pas le bout.
Je comprends l’appel au calme, on l’a également fait. Comprenez également que de nombreuses personnes ne croient plus en ce système qui donne une impunité de facto à la police. Comprenez que l’on ne peut concevoir la non-violence qu’à condition de supposer que le camp d’en face est capable de se remettre en cause : ils en sont humainement incapables, parce qu’ils considèrent que remettre en cause la police, ce serait remettre en cause l’État. Depuis 40 ans, la police tue impunément, à répétition. Depuis 40 ans, on assiste à la même démarche pour noyer les meurtres de l’État, malgré les vidéos, les témoins, les évidences. Depuis 40 ans, il y a des sit-in, des manifestations, des livres, des prises de positions d’hommes politiques, des tribunes adressées au ministre de l’intérieur. Depuis 40 ans, ça ne fonctionne pas.
Voici comment ça se passe : dépêche AFP, mensonge du procureur, enquête de mauvaise qualité et tronquée pour aboutir sur une condamnation ridicule après de nombreuses années, voire à une absence de condamnation. Le pire, c’est que ceux qui vont enterrer l’affaire auront des promotions et ceux qui ont tué nos frères, nos fils ou amis, eux seront traités comme des champions par leurs collègues. Telle est la réalité que vous vivrez vous aussi.
Manuel Valls dit que les violences sont des insultes à la mémoire de Rémi, mais sachez que Manuel Valls, par son inaction à combattre l’impunité policière, est le premier meurtrier de votre fils. C’est un criminel récidiviste. Il est venu à Clermont-Ferrand une semaine avant le rendu du rapport de contre-autopsie bidon dont il connaissait les aboutissants, et il n’a parlé de l’affaire que pour mieux condamner les violences de ceux que la mise à mort de mon frère révoltait.
Madame, les gens se battent pour Rémi, pour leur dignité et pour leurs idéaux. Ils se battent pour vous, pour nous tous, pour que la fraternité soit effective. Ceux qui se battent connaissent assez la malveillance de nos gouvernants pour comprendre qu’on tente de nous fait croire que nous sommes dans un État de droit, alors que nous sommes dans un État de devoir. L’État ne respecte pas la loi qu’il demande qu’on respecte. Il se joue de notre corps, de notre confiance, de notre argent et de notre dignité. Il nous demande d’être à genoux, c’est un impératif catégorique.
Je vous ai écris cette lettre à vous comme à tous ceux qui me liront pour vous faire savoir que je comprends aujourd’hui plus que jamais combien la non violence dans les affaires de crimes d’État a ses limites. La non-violence, par son impuissance, est parfois plus condamnable, plus meurtrière que la violence elle même. Les gens qui nous gouvernent sont malveillants, arrivistes, sadiques et récidivistes. Ils doivent partir par tous les moyens nécessaires.
Farid El Yamni, frère de Wissam El Yamni, assassiné par la police le 1er janvier 2012 à Clermont Ferrand.
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Voilà exactement ce qu'il faut dire et faire ! L'ordre capitaliste bleu-blanc-rouge repose (entre autres choses) sur un "privilège blanc" qui veut que la mort de main policière d'un prénommé Rémi soit une "affaire d’État", quand bien même les forces de "l'ordre" se trouveraient ensuite des défenseurs pour invoquer la "violence inacceptable des ZADistes" etc. etc., tandis que la mort d'un prénommé Wissam reste pratiquement inconnue en dehors des milieux militants (et encore...), le "Français moyen" ayant tout au plus connaissance de "scènes de guérilla urbaine suite à la mort d'un jeune" (mais on ne sait généralement ni comment celui-ci s'appelle, ni à quoi il ressemble, ni ce qu'il faisait ni comment il a été tué). C'est une réalité. Mais à un moment donné, sans nier cette réalité, il ne faut pas non plus la laisser devenir une arme contre nous ! C'est l'ennemi qui impose le "privilège blanc", ce n'est pas à nous de le reconnaître mais au contraire de lui chier dessus ! L'indigénat intérieur est une construction artificielle du système bourgeois, un "mur" au sein des classes populaires que nous devons abattre : les indigènes intérieur-e-s n'ont pas vocation à le rester mais à rejoindre - AVEC leur "identité" culturelle - les Peuples occitan, breton, francilien, lorrain ou encore ch'ti-picard parmi lesquels ils vivent, et à participer (en les "fécondant") à leur marche historique vers la Commune Humanité.
Rémi Fraisse appartenait à un cercle de périphéries, celui des Peuples d'Hexagone (en l'occurence le Peuple occitan vu sa naissance et sa vie sociale toulousaine, puisque ce qui "compte" c'est là où l'on vit socialement) prisonniers de cet État français qui s'est construit dans l'annexion de "provinces" à mesure que le capitalisme se développait. Wissam El Yamni, comme Zyed et Bouna etc., appartenait à un autre : celui des colonies intérieures, "entre" - quelque part - les Peuples hexagonaux et l'"outre-mer" colonial et néocolonial (dont elles sont originaires et sur lequel le Grand Capital BBR a assis et asseoit encore sa puissance de la manière que l'on sait). Mais à un moment donné, il faut que toutes les périphéries s'unissent d'un effort commun, tel un boa constrictor, pour écraser le Centre du pouvoir capitaliste-impérialiste !
Il faut aller vers la jonction des indigénisé-e-s intérieur-e-s avec les "petits blancs" prolétarisés, la jeunesse "blanche" qui "vivra moins bien que ses parents" comme Rémi Fraisse et ses camarades ; mais avec cette fois un "champ politique indigène" autrement construit et donc un tout autre rapport de force qu'en 2005 ou 2006 (lorsque certains "totos" avaient tenté d'"évangéliser" les banlieues à l'"insurrection qui vient"). Et poser - comme le fait Farid El Yamni - la question de la non-violence s'inscrit totalement dans cette logique car si le "privilège blanc" fonctionne pour les victimes (dont on va parler à tous les JT), il fonctionne également pour les assassins à qui l'on va "demander des comptes" mais sans les remettre en cause en tant que système : pour les proches de militants "blancs" comme Rémi (la "génération qui vit mieux que ses enfants" en quelque sorte !) nous serions quoi qu'il arrive "en république"/"en démocratie" et "l’État de droit républicain" serait "bon" en tant que tel, la mort d'un manifestant sous les grenades ou les coups de la police n'étant qu'un "dysfonctionnement" à "réparer"... parce que dans le fond, "la (sacro-sainte) Républiiiiiique" est BLANCHE COMME NOUS LE SOMMES et ne "peut" donc être intrinsèquement "mauvaise" - tout ceci se traduisant politiquement par l'appel à la "non-violence". En ce sens, la lettre ouverte d'un colonisé intérieur qui ne CROIT PLUS (après y avoir longtemps cru, comme il l'explique !) à ces sornettes revêt une valeur politique absolument fondamentale.
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