1. L'actualité du mois qui vient de s'écouler a été marquée, bien sûr, par le lancement de l'offensive occidentale contre l'"État islamique" en Irak, dont le leader Abu Bakr al-Baghdadi s'est entre temps proclamé "calife" sous le nom d'"Ibrahim" (le poignet orné d'une rutilante Rolex...).
Nous avions vu comment ce groupe (né en 2006 autour de la branche irakienne d'Al-Qaïda avant de prendre ses distances avec la direction de Ben Laden et Zawahiri et de se fondre dans un djihadisme irakien plus large) avait pris le contrôle au mois de juin de pratiquement toute la partie arabe sunnite du pays, dont sa deuxième ville Mossoul, en se plaçant à l'"avant-garde" d'une insurrection commencée dès la fin 2013 dans la province d'Anbar et ne se limitant pas du tout à lui, mais au contraire profondément appuyée par les tribus locales et même d'anciens partisans baasistes de Saddam Hussein (très souvent devenus "islamistes" mais pas toujours, l'Armée baasiste de la Naqhsbandiyya d'Ezzat Ibrahim al-Douri a également participé aux opérations du printemps avant de rompre avec Daesh et de commencer à l'affronter) ou en tout cas des nostalgiques de la primauté arabe sunnite qui prévalait à l'époque, face à la politique sectaire pro-chiite du Premier ministre Al-Maliki. Ces régions arabes sunnites irakiennes se sont ajoutées, donc, à celles contrôlées depuis 2012 dans l'Est syrien ("ethniquement" et culturellement proche) pour former le "califat" d’Al-Baghdadi.
Les frappes aériennes US sur les positions de l'"État islamique" (Daesh selon son acronyme arabe) ont donc débuté le 8 août : http://www.francetvinfo.fr/irak-premier-jour-de-frappes-americaines-contre-l-etat-islamique_666137.html et se poursuivent à ce jour : http:// www.lepoint.fr/irak-nouvelles-frappes-americaines-contre-les-jihadistes-apres-l-execution-du-journaliste-21-08-2014-1855614-24.php. Il faut ici, en passant, tordre le cou encore une fois aux délires complotistes comme quoi les impérialistes américains (et, généralement, "les sionistes") auraient "créé" l’"État islamique" pour se donner un "prétexte pour intervenir" en Irak ; délires qui versent parfois dans l'antisémitisme pur et simple (Baghdadi serait un "agent du Mossad du nom de Simon Elliot" etc. etc.). Quel intérêt les États-Unis et Israël auraient-ils à cela ? [La réalité est que ce type d'affirmation émane généralement de l'Iran et de forces pro-iraniennes comme le gouvernement de Bagdad ou les milices chiites irakiennes ou encore le Hezbollah (plus rarement de forces sunnites concurrentes de l'EI), remontant éventuellement jusqu'au "parrain" russe et ici à la "soralo-meyssanosphère" : il s'agit tout simplement de propagande de guerre dans une région du monde où "sioniser" l'ennemi est l'équivalent, pour mobiliser son "opinion publique" (différence de "centralité du Mal" oblige...), de le "nazifier" ici ! En 2015 encore, c'est un (soi-disant) "général israélien" qui sera (soi-disant) "capturé à la tête d'une unité de Daesh" par l'armée irakienne...]
"Le capitalisme", comme le proclamait Jaurès il y a un siècle (peu avant de mourir assassiné), "porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage", conséquence de sa crise par surproduction absolue de capital et notamment de forces productives que l'on va alors chercher à s'approprier et/ou détruire chez le concurrent ; mais
il ne cherche pas délibérément la guerre car son intérêt pour la valorisation du capital (des "investissements"), pour l'extraction de la plus-value, reste ce que la "communauté internationale" appelle la sacro-sainte "stabilité". C'est là l'illustration parfaite de la nature schizophrène du capitalisme : on veut des pays "stables" comme terrains d'investissement pour ses capitaux, mais des terrains d'investissement pour soi, au détriment de ses concurrents... ce qui finit tôt ou tard par signifier la guerre, porteuse d'"instabilité".
Le Proche et Moyen-Orient regorge de forces productives dont l'une des principales de notre époque : les hydrocarbures (pétrole et gaz). D'où le fait que toutes les puissances impérialistes de la planète (USA, pays d'Europe de l'Ouest, Russie, Chine etc.) tentent de s'en assurer le contrôle de la plus grande partie possible - Israël jouant le rôle de "poste avancé" principalement pour l'Amérique du Nord et l'Europe de l'Ouest. Mais ces ressources, exploitées depuis maintenant un siècle, ont aussi fini par enrichir considérablement certaines classes dominantes locales et certains États ont commencé à adopter une attitude expansionniste de "puissance régionale", jouant leur propre partition : c'est le cas de l'Iran (plutôt lié à la Russie et à la Chine) qui soutient le régime syrien d'Assad et le Hezbollah libanais, mais aussi de l'Arabie saoudite (qui a plus ou moins satellisées les autres monarchies du Golfe, sauf le Qatar), du Qatar géographiquement minuscule mais richissime (qui appuie les forces liées aux Frères musulmans) ou encore de la Turquie avec le régime AKP d'Erdoğan (lui-même relativement d'esprit "Frère musulman"). Ceci a entraîné une très importante ligne de fracture entre musulmans chiites et sunnites mais aussi, au sein des sunnites, entre les forces liées au Qatar et celles liées à l'Arabie - les deux États étant férocement rivaux, ainsi l'Arabie a-t-elle clairement soutenu le coup d’État militaire en Égypte contre les Frères musulmans soutenus par son petit voisin. D'autre part, un certain nombre de grandes fortunes arabes avancent leurs pions et financent des forces sans passer par leurs États respectifs (dont elles sont parfois farouchement opposées aux clans dominants) : elles n'ont plus envie d'attendre,
de respecter les délais de la diplomatie propres aux manœuvres étatiques, et cherchent à se tailler directement (à la pointe du fusil) des territoires qui seront des cadres immédiats d'investissement et de valorisation pour leur capital. Ce sont typiquement ces mécènes privés qui financent les djihadistes proprement dits (ceux-ci vivant aussi directement "sur la bête", de ce dont ils s'emparent par les armes), comme l'"État islamique"... ou la vieille Al-Qaïda - entre lesquels règne désormais une profonde rivalité encore renforcée par la proclamation du califat, qui oblige logiquement tous les islamistes radicaux à se positionner pour ou contre [à ce jour la proclamation a été rejetée par les djihadistes syriens du Front al-Nosra (branche locale d'Al-Qaïda) ainsi que par AQMI et bien sûr par les prédicateurs "officiels" de l'Arabie saoudite et du Qatar/Frères musulmans (Al-Qaradâwî), tandis que les Nigérians de Boko Haram tentent d'apporter leur soutien aux deux à la fois]. Le colossal budget de l'EI, de l'ordre de 800 millions de dollars avant la prise de Mossoul et encore accru depuis (peut-être jusqu'à plus de 2 milliards) par les prises de guerre, les "impôts" qu'il commence à prélever et même le "commerce extérieur" illégal qu'il développe (y compris de pétrole), en fait cependant le groupe "terroriste" actuellement le plus riche au monde loin devant le Hezbollah, le Hamas ou les FARC ; ce qui montre une intense pression capitalistique dans le sens de la démarche qui est la sienne (capitaux arabes et même sans doute souvent autochtone, sunnites irakiens : ainsi Saddam Hussein a-t-il été exécuté en décembre 2006, mais on n'a jamais retrouvé qu'une infime partie de son immense fortune estimée à plusieurs milliards de dollars, sans doute en grande partie récupérée par les réseaux de résistance ex-baasistes... dont beaucoup ont ensuite fusionné avec le Daesh).
Tout cela relève donc non pas d'un quelconque "plan" élaboré dans on-ne-sait-quelle officine occulte, mais plutôt d'un sac de nœuds d'intérêts mouvants et rivaux qui ne peuvent évidemment, par leur nature de classe à la fois capitaliste, féodale et cléricale, conduire qu'au sectarisme le plus réactionnaire et criminel ; et au milieu desquels les grandes puissances impérialistes tentent de tirer leur épingle du jeu.
Il est ainsi évident que la division du Machrek arabe entre chiites et sunnites sert, objectivement, l'impérialisme en empêchant l'unité la plus large pour le combattre - tout en générant, on l'a dit, des situations de conflit et donc d'"instabilité" qui ne favorisent pas les investissements. Les États-Unis peuvent effectivement (et ont pu depuis l'époque d'"Al-Qaïda en Mésopotamie"), tout en le combattant, voir l'intérêt objectif d'un djihadisme sunnite ultra-sectaire qui fait puissamment obstacle à l'unité résistante anti-impérialiste de l'Irak (qui s'était dessinée, rappelons-le, en 2004 avec l'insurrection conjointe du "triangle sunnite" et du Sud chiite). Les Israéliens et leurs soutiens impérialistes peuvent voir tout aussi objectivement l'intérêt d'un groupe qui fait, finalement, de l'Iran et des chiites sa cible principale et "fixe" de très nombreux et fanatiques combattants à une distance "respectable" de Tel Aviv - tout en se préparant, quand même, à faire face à la menace si elle venait à leurs portes. La conjonction d'intérêt a pu aussi se faire jour lorsque l'"État islamique" combattait le régime syrien, quoique dans ce cas précis il ait surtout gêné l'opposition modérée, beaucoup plus à même d'obtenir un changement de régime favorable à l'Occident et au sionisme et qui a d'ailleurs commencé elle aussi à le combattre (et à vrai dire, dans les chancelleries occidentales, on n'est sans doute plus si sûrs de vouloir la chute d'Assad...). Le gouvernement irakien d'Al-Maliki (en place depuis 2006) avait tendance à être beaucoup trop proche de l'Iran, et ce gigantesque soulèvement sunnite contre lui est déjà l'occasion pour l'impérialisme US et ses alliés (Maliki ayant été "démissionné") de faire pression pour la mise en place d'une politique plus "raisonnable" et "inclusive"... sous-entendu plus pro-occidentale. Mais il est évident qu'en dehors de ses financeurs privés directs, AUCUNE puissance impérialiste dans le monde ni aucune puissance expansionniste régionale ne souhaite que s'installe viablement le "califat" djihadiste revendiqué par Baghdadi sur tout le Machrek ! Dans tous les cas, il faut comprendre qu'aucune des forces en présence n'est révolutionnaire et donc combattue en ce sens-là : l'impérialisme réagit au coup par coup en fonction de la menace qu'il perçoit comme principale. Pendant très longtemps (à partir de 1979) ce fut l'Iran, encore dans les années 2000 avec son "axe" composé de la Syrie, du Hezbollah, du Hamas et de la plupart des forces de la résistance palestinienne, qui bénéficiait de la sympathie des Frères musulmans bien que la section syrienne (interdite sous peine de mort par le régime) pose problème, etc. ; même si l'Irak de Saddam Hussein (soutenu dans un premier temps contre lui) dérangeait lui aussi ; mais l'apparition sanglante d'Al-Qaïda (dans les années 1990) et le développement incontrôlable du djihad sunnite par la suite le ferait presque passer maintenant pour un facteur de "stabilité"...
Le "gendarme" US est donc passé à l'action pour signifier aux djihadistes la fin de la partie. La seule chose qui semble avoir été écartée est l'idée d'une coopération directe et ouverte avec l'Iran, pourtant envisagée au début et défendue jusque par John McCain (le rival républicain d'Obama en 2008), qui a invoqué l'exemple de la Seconde Guerre mondiale et de "l'alliance avec Staline contre Hitler parce qu'il était moins pire" (voilà qui devrait faire taire tous les délires complotistes sur l'EI "prétexte" et "création" des Américains) : cela risquait sans doute de trop le renforcer, alors que les déboires de Maliki sont plutôt une occasion (non voulue mais bonne à saisir) de l'affaiblir.
C'est donc aux forces peshmergas du Kurdistan autonome (de facto depuis 1992 et totalement depuis 2003) qu'est destiné l'essentiel de l'aide internationale. Celui-ci est, d'ailleurs, particulièrement un "modèle" de cette "stabilité" tant chérie par la "communauté internationale", au point que même la bourgeoisie turque (qu'on imagine hostile à la revendication nationale kurde) y investit massivement. Ses progrès militaires restent cependant modestes et l'on semble s'acheminer, pour le grand malheur des masses populaires locales, vers une guerre longue ; tandis que toutes les minorités religieuses (menacées de mort par les djihadistes) prennent le chemin de l'exode.
En réalité, ce à quoi nous sommes en train d'assister est tout simplement la fin du "Moyen-Orient Sykes-Picot" [lire par exemple cet excellent article du site "Orient XXI" : Le recul des États au Proche-Orient, un vide rempli par le confessionnalisme et les milices] ; ce Machrek découpé au cordeau et partagé entre les puissances impérialistes sur la dépouille de l'Empire ottoman (dernier régime à s'être paré d’ailleurs du titre de "califat"). L'"État islamique", dont le budget et les forces militaires dépassent désormais ceux d'un certain nombre d’États dans le monde, s'étend tranquillement à cheval sur l'Irak et la Syrie et revendique ouvertement toute la région (d'un point de vue ex-"saddamiste", il faut aussi rappeler que le régime syrien était le "frère ennemi" juré de l'Irak baasiste). L'Iran a satellisé le Sud irakien chiite, dans une logique néo-séfévide. La Turquie AKP joue elle aussi sa partition néo-ottomane en avançant ses pions dans la région, à laquelle elle tournait le dos (pour regarder vers l'Europe) depuis Kemal Atatürk. Tous ces "grands acteurs régionaux" (auxquels il faut ajouter l'Arabie et le Qatar) n'étaient pas du tout prévus en 1920, les États alors créés devant évidemment être fantoches et serviles. Ils sont farouchement rivaux mais justement, ceci est également un grand problème pour l'impérialisme puisqu'en affaiblir ou écraser un revient automatiquement à renforcer les autres (on l'a bien vu avec l'anéantissement de l'Irak en 2003, qui s'est transformé en victoire géostratégique pour l'Iran). L’État sioniste, lui aussi "produit Sykes-Picot" bien que formellement apparu plus tard, fait face à une profonde crise existentielle ; réalisant qu'il ne peut plus continuer à exister en tant que tel sauf au prix de conflits toujours plus longs et meurtriers avec ce qu'il reste de Palestiniens. Le Kurdistan, nié ou plutôt sacrifié à la "stabilité régionale" après la guerre nationaliste turque de Mustafa Kemal (1923), prend peu à peu forme de facto : en Irak, où il est déjà semi-indépendant depuis plus de 20 ans, son rôle clé contre les djihadistes pourrait lui permettre de s'étendre et peut-être (notamment) de mettre la main sur Mossoul et Kirkouk (et leur pétrole !) ; tandis qu'en Syrie les Kurdes du PYD ont à leur tour pris le contrôle de fait de la région appelée Rojava (Kurdistan de l'Ouest), dont ils ont chassé tant les forces du régime que celles de
l'"Armée syrienne libre" et du djihadisme. Dans tous les cas les solidarités se tissent sur des bases "ethniques", "tribales" (ces grandes "familles" de plusieurs dizaines de milliers de personnes) ou confessionnelles (au sein des Arabes et entres Arabes et Iraniens ou Turcs) se jouant des frontières et des États si consciencieusement tracés par les dessinateurs de la Première Guerre mondiale.
Prises dans ce tourbillon, les masses populaires ouvrières et paysannes se débattent, souffrent et meurent par milliers dans l'attente de la direction qui saura leur montrer la voie lumineuse de la révolution et de la libération démocratique nationale et sociale : la capacité de mobilisation des diverses forces nationalistes et "islamistes" (il n'y a pratiquement plus, aujourd'hui, de nationalisme sans coloration religieuse là-bas) en dit long sur ce qui s'offrirait à un Parti révolutionnaire qui leur proposerait, lui, une véritable perspective de libération.
C'est tout un ordre régional qui s'effondre dans des secousses tectoniques d'une extrême violence. La situation, de fait, évoque le chaos qui régnait dans la Chine du début du 20e siècle (après que les griffes de l'impérialisme se soient abattues sur elle au milieu du 19e) et plus largement dans tout l'Extrême-Orient jusqu'en 1945 (avec l'irruption de l'expansionnisme japonais etc.) ; or l'on sait le rôle de premier plan que devait jouer, par la suite, cette région pour la révolution mondiale au siècle dernier. C'est la perspective optimiste qu'il faut tenter d'avoir à l'esprit pour le Proche et Moyen-Orient, par-delà le désespoir instinctif que nous inspire la situation actuelle après des décennies (là aussi) de "grands jeux" impérialistes ; par-delà ce tableau de barbarie quasi-préhistorique que mettent bien sûr complaisamment en avant l'impérialisme et ses idéologues (y compris "de gauche" et même "révolutionnaires"), histoire de nous rabâcher encore une fois qu'il n'y a point d'autre salut pour ces malheureuses contrées que dans la "Lumière" venue d'Occident ("lumière" de la "démocratie" bourgeoise... ou d'un certain prétendu "marxisme" ou "anarchisme" euro-centriste).
Le sort de tel ou tel journaliste capturé et atrocement assassiné par les djihadistes sera mis en avant par tous les médias, grands comme petits et "mainstreams" comme "indépendants", comme "symbole de la barbarie" : incarnant la "liberté d'expression" et le "devoir d'informer", le journaliste est devenu depuis 30 ou 40 ans l'une des nouvelles vaches sacrées, l'un des nouveaux Charles de Foucauld laïcs de notre "civilisation occidentale" - entre autres sous l'égide d'un célèbre "reporter sans frontières" devenu depuis maire FN de Béziers. Mais ce que nous ne faisons que "découvrir" là, c'est qu'incarner la "civilisation occidentale" dans certains pays peut parfois conduire à la mort et même à une mort abominable : le sort des Européens capturés par les Chinois lors de la révolte des Poings de Justice, il y a à peine plus d'un siècle, n'était sans doute guère plus enviable que celui de l'infortuné James Foley. Ce n'est pas sur cette base que nous devons rejeter l'"État islamique" irakien, pas plus que les "Boxers" chinois hier ; mais sur le fait qu'il représente une révolte contre l'impérialisme tournée vers un passé idéalisé, ne comprenant pas les limites qui ont conduit ce passé idéalisé à laisser la place à la situation actuelle (de domination impérialiste) et donc incapable de se lancer à l'assaut de l'avenir.
Mais si l'insurrection djihadiste en Irak n'est assurément pas une lueur de l'aube d'un monde nouveau, elle est indiscutablement une explosion dans le ventre du vieux monde et un symptôme annonciateur de sa fin prochaine ; l'un de ces monstres du clair-obscur entre l'"ancien qui se meurt" et le "nouveau qui tarde à apparaître" (Gramsci). Et même si, au terme d'un raisonnement quelque peu tiré par les cheveux, nous voulions voir dans la figure du "calife Ibrahim" celle d'un nouvel Adolf Hitler enturbané, nous ne commettrons pas une nouvelle fois l'erreur de trop de communistes au siècle dernier : nous ne nous jetterons pas dans les bras du vieux monde contre les monstres que ses propres entrailles pourries ont enfantés !
2. L'autre actualité majeure a été la situation insurrectionnelle secouant la ville états-unienne de Ferguson dans le Missouri, suite à la mort d'un jeune afro-descendant abattu par la police alors qu'il s'apprêtait à entrer à l'université en septembre. Depuis le 9 août (date de sa mort), la communauté noire locale réclame donc justice et affronte les forces de l'ordre bourgeois blanc ; le gouverneur de l’État ayant finalement fait déployer le 18 août... la Garde nationale, autrement dit (pour faire court) l'armée.
Qui dit émeutes dit, automatiquement, un petit tour vers le site de l'"anthropologue du présent" Alain Bertho :
http://berthoalain.com/2014/08/16/emeute-a-ferguson-missouri-apres-la-mort-dun-jeune-15-aout-2014/
http://berthoalain.com/2014/08/19/emeute-a-ferguson-missouri-apres-la-mort-dun-jeune-18-aout-2014/
http://berthoalain.com/2014/08/14/emeute-a-ferguson-missouri-apres-la-mort-dun-jeune-12-13-aout-2014-avec-videos/
http://berthoalain.com/2014/08/11/emeute-a-ferguson-missouri-apres-la-mort-dun-jeune-10-aout-2014-avec-videos/
On peut aussi lire ici son interview par un site québécois : Alain Bertho : les émeutes de Ferguson
Le Missouri abrite une importante minorité afro-descendante (de l'ordre de 12%, mais près de 70% à Ferguson) et il a la particularité d'avoir été un État profondément partagé durant la Guerre de Sécession et toutes les luttes pour ou contre l'esclavage qui l'ont précédée. Avec le Kansas voisin, il fut le théâtre de la "croisade" anti-esclavagiste du mystique John Brown ; puis il resta dans l'Union en 1861 mais fut agité par de puissantes guérillas sudistes. Il fait partie de l'"Empire invisible" du Ku Klux Klan depuis sa création en 1866.
La question noire est réellement le secret de l'impuissance du prolétariat aux États-Unis comme pouvait l'être (lorsque Marx employa le terme) la question irlandaise en Grande-Bretagne, comme l'a été et peut encore l'être la question méridionale si brillamment traitée par Gramsci en Italie... et comme le sont clairement le jacobino-républicanisme, l'Empire colonial hier et le néocolonialisme (Françafrique) ainsi que le colonialisme intérieur ("question indigène") aujourd'hui dans "notre" État français. Ceci s'expose en quelques mots : il ne peut pas y avoir de révolution socialiste dès lors qu'une partie des classes populaires se définit comme "petite-bourgeoise" vis-à-vis d'une autre, et/ou plus largement "fait bloc" avec la bourgeoisie, son État et son idéologie contre un "autre" plus ou moins défini - "ennemi"/"barbare" extérieur ou beaucoup plus souvent intérieur ; et ce n'est pas quelque chose de "binaire" (groupe social A vs groupe social B) mais plutôt en "couches superposées" (ou en cercles concentriques) et en cascade, la "couche" immédiatement au contact d'une autre étant souvent la plus haineuse envers celle-ci tandis que les couches supérieures de l'édifice se permettent plus volontiers le paternalisme ou même carrément de jouer les "chevaliers blancs" défenseurs de l'opprimé ("antiracisme" paternaliste bourgeois et "cohésion sociale").
Pendant des siècles, le système "France" s'est ainsi construit sur l'opposition entre la région parisienne et la "province" (pays conquis) et au sein de chaque "province" sur l'opposition entre citadins "évolués" et ruraux "culs-terreux arriérés" (ignorants et "patoisants" pour le bourgeois, cléricaux et réactionnaires pour l'ouvrier) qui n'en formaient pas moins le réservoir de force de travail du Capital, entre territoires "riches" et territoires "pauvres" comme les Landes de Gascogne, jusqu'à ce que les Trente Glorieuses fassent en apparence "disparaître" les "culs-terreux" et donc cette opposition... puis que des études sociologiques réalisent que ces périphéries existent toujours bel et bien sous une nouvelle forme (l’infamie du vote FN ou des mouvements type "Bonnets rouges" ayant remplacé celle du "cléricalisme") ; et puis évidemment sur l'opposition entre "métropole" hexagonale "blanche" (toutes "provinces" réunies) et Empire colonial (aujourd'hui "outre-mer", néocolonies et colonies intérieures d'Hexagone qui en sont issues) ; avec une idéologie française/républicaine consistant plutôt à nier ces oppositions au profit d'une "communauté de citoyens égaux" unie par les "mêmes valeurs républicaines", où il peut certes y avoir des "problèmes" mais où le "progrès", le "génie/modèle français" et le "sens républicain de tous" finiront tôt ou tard par "tout résoudre" (idéologie largement portée par la "gauche" républicaine puis radicale et socialiste puis socialiste et "communiste")... Le système "États-Unis d'Amérique", quant à lui, s'est construit comme une société coloniale à classe dominante "détachée" de la métropole anglaise avec ses "cases" et ses hiérarchies raciales bien établies mais aussi ses hiérarchies entre blancs (entre classes, entre régions, entre villes "civilisées" et campagnes "rednecks", entre "WASP" et immigrants européens de fraîche date) et entre de-couleur (bourgeoisie noire "intégrée" dont le mépris pour les prolétaires des ghettos n'a parfois rien à envier à celui du pire raciste blanc) ; jusqu'à se parer lui aussi (à partir
des années 1960) d'un pseudo-"antiracisme" institutionnel bourgeois "affirmatif". Mais rien ne serait plus stupide - ou pour être exact idéaliste républicard petit-bourgeois francouille - que d'opposer les deux systèmes pour (bien entendu) sacraliser le premier.
C'est ainsi qu'à travers les siècles, selon la formule consacrée, il a été "fait France" et "fait Amérique" - sans cela ces édifices sociaux n'auraient jamais tenu aussi longtemps et sans comprendre cela on ne peut pas correctement lutter pour les abattre ; il faut comprendre et admettre cela si l'on veut combattre l'exploitation et l'oppression que l'on subit... mais aussi se remettre en question, se dépouiller de ses "petits privilèges" structurels au système qui sont autant de "prisons mentales" !
Les principaux théoriciens marxistes (eux-mêmes afro-descendants) à avoir traité de la question noire aux États-Unis sont Harry Haywood côté "stal" et maoïste (membre éminent du PC des USA, surnommé le "Black bolshevik", peu à peu marginalisé par le révisionnisme et qui prendra la tête du renouveau marxiste-léniniste dans les années 1960), dont on ne trouve hélas les textes qu'en anglais (son ouvrage phare est Negro Liberation en 1948), et C.L.R James plutôt invoqué par les trotskystes (bien qu'il ait assez vite pris ses distances avec la IVe Internationale et le trotskysme, "orthodoxe" en tout cas).
L'on peut encore citer une figure méconnue mais très importante, puisqu'à l'origine directe de la démarche des Panthers : Robert F. Williams, militant des droits civiques (NAACP) qui organisa en 1957 l'autodéfense armée des Noirs de la ville de Monroe (Caroline du Nord), épisode qu'il raconte dans son ouvrage Negroes with Guns, avant d'évoluer vers le marxisme-léninisme et de s'exiler à Cuba, où il anima une émission de radio révolutionnaire destinée aux Noirs du Sud états-unien, puis carrément en Chine populaire en pleine Révolution culturelle (ici une compilation en anglais de ses écrits, on ne trouve hélas rien en français). Dans une veine assez similaire d'autodéfense armée et de proximité avec les idées communistes, la démarche de Williams s'inscrivait en fait dans la filiation - quelques 40 années plus tôt (1919-25) - de l'African Blood Brotherhood (ABB), groupe socialiste de libération noire qui s'illustrera notamment dans la défense de la communauté contre le sanglant pogrom raciste de Tulsa (1921), et dont la plupart des dirigeants rejoindront par la suite le CPUSA - lequel prônera pendant quelques années (jusqu'à la Seconde Guerre mondiale) l'"autodétermination nationale noire" dans les États du Sud (Black Belt).
Et puis bien sûr, dans la continuité de tout cela, il y a le Black Panther Party (BPP, 1966-82 mais globalement disparu/liquidé au milieu des années 1970) dont les principaux dirigeants et théoriciens ont été George Jackson, Bobby Seale, Huey Newton (hélas grave parti en vrille réformiste et mégalo après sa sortie de prison en 1970...), Fred Hampton (dont le style oratoire évoquait déjà quelque part le phrasé du hip-hop), Emory Douglas connu pour ses célèbres créations graphiques (voir ci-dessous) ou encore Geronimo Pratt (plutôt expert militaire) ; expérience prolongée (après des scissions) jusqu'aux années 1980 par la Black Liberation Army avec notamment Assata Shakur... Un mouvement qui, fédérant autour de lui les luttes de Chicanos et des Porto-Ricains, des Premières Nations, des Sino-Américains et même des jeunes "petits blancs" rednecks du Sud et de l'Ouest, sera qualifié de "menace intérieure n°1" par le gouvernement US qui fera absolument tout pour l'anéantir (avec le programme COINTELPRO sous la houlette de John Edgar Hoover) : assassinats ciblés (ou pas) comme celui de Fred Hampton, emprisonnements sans la moindre charge sérieuse (beaucoup sont encore derrière les barreaux 40 ans après...), informateurs et agents provocateurs, corruption, excitation de dissensions internes et introduction massive de drogues dures dans les communautés (Huey Newton y succombera) dans le but (explicitement !) de plonger "une ou deux générations de jeunes noirs" dans la toxicomanie, la délinquance, la prison (50% des 2,3 millions de prisonniers états-uniens sont afro-descendants et 25% "hispaniques", un Noir sur 15 - un jeune noir entre 20 et 34 ans sur 9 ! - et un Latino sur 36 sont actuellement emprisonnés) et l'apolitisme. Sur cette épopée passionnante, il faut absolument voir cet excellent documentaire de Lee Lew-Lee réalisé en 1996.
D'une manière générale, pour une vision d'ensemble de ces liens entre la libération révolutionnaire noire aux États-Unis et le mouvement communiste international (en particulier la Chine populaire de Mao), il faut lire cet excellent (très complet) document paru dans la revue Période : http://revueperiode.net/black-like-mao-chine-rouge-et-revolution-noire/
D'autres personnages ont joué un rôle de premier plan, comme Stokely Carmichael (auteur du concept de Black Power qui deviendra "Premier ministre honoraire" du BPP en 1968 et finira sa vie en exil en Guinée) ou Malcolm X, mais ils n'étaient pas (ou pas clairement) marxistes.

