Ce "sport" consistant en la mise à mort d'un animal sans défense (mais qui soi-disant "aurait sa chance" sous prétexte qu'il pèse tout de même une demi-tonne de muscles et que des toreros sont parfois encornés) est régulièrement présenté par l'aile droite de l'idéologie francouille comme un "sympathique" folklore emblématique de "nos terroirs" méridionaux, et par son aile "gauche" comme la preuve que nous sommes de gros "beaufs", des culs-terreux arriérés et réactionnaires aux "traditions" barbares.
Tout cela, qu'il s'agisse de l'Occitanie ou des pays ibériques dans lesquels la pratique trouve son origine, ne tient cependant pas la route devant la plus petite analyse historique marxiste du phénomène.
La réalité c'est que :
- Depuis des temps immémoriaux existent en Occitanie des jeux taurins tels que la course landaise ou la course provençale "à la cocarde", les lâchers de vachettes dans les rues des villages (abrivadas) etc. etc., "combats" symboliques entre l'homme et le puissant bovin n'impliquant pas la moindre mise à mort de ce dernier, surtout lorsque l'on a à l'esprit la valeur que pouvait représenter cet animal dans la société rurale d'il y a encore un ou deux siècles. Il s'agit là d'un héritage du culte solaire de la Haute Antiquité (le taureau étant associé au Soleil, lui-même associé à la nature et au vivant en général), répandu dans toute la Méditerranée (on pense par exemple à la Crète minoenne), notamment chez les Ibères et les Ligures qui sont nos ancêtres (et non "les Gaulois" comme nous l'enseigne l'école de la Républiiique). C'est l'idée de "jeu égal" entre lo rasotaïre et lo buòu, de conflictualité mais aussi de complémentarité entre l'être humain et la nature (symbolisée par la bête) qui prédomine. Certes, nonobstant de fréquentes et cuisantes blessures, l'homme finit généralement par triompher car il a moins de puissance musculaire mais plus de capacité cérébrale de résolution de problèmes, d'anticipation et d'astuce. Mais il n'est pas question pour autant d'exprimer un suprématisme barbare sur l'animal (et la nature) et le mettant à mort pour le seul plaisir de voir le sang couler : dans la société où naît la "tradition" de la course taurine, on sait encore que l'écosystème n'est pas la propriété de l'espèce humaine mais l'inverse.
- La même chose se retrouvait bien évidemment dans la péninsule ibérique voisine. Cependant, à partir des derniers siècles du Moyen Âge (lorsque se consolide l'État moderne "espagnol") se développe la pratique de la corrida à cheval avec mise à mort, comme "joute" aristocratique censée montrer la "valeur chevaleresque" et la supériorité de l'homme sur l'animal et la nature, "valeur" qui émerge et se développe en même temps que les progrès du capitalisme et de la technique dans le cadre du "stade suprême" absolutiste de la féodalité. Il va de soi qu'une telle pratique n'avait pas sa place dans la lumineuse civilisation d'Al-Andalus (où se pratiquaient par contre, bien sûr, des jeux taurins comme au nord des Pyrénées, notamment ce qui deviendra la capea d'où provient la pratique de "leurrer" l'animal avec une pièce de tissu) ; pas plus d'ailleurs que dans celle d'Aragon-Catalogne-Òc ni dans l'Aquitaine des ducs-trobadors des 11e-13e siècles ; mais qu'elle relève bien au contraire de ses féroces annihilateurs, la grandeza castillane construisant l'"Espagne" à son image.
La corrida prend alors solidement place dans la culture "espagnole" des élites du nouvel État, reflétant l'esprit "viril" et "conquérant" qui anime celles-ci et dont les indigènes et autres esclaves africain-e-s font parallèlement la sinistre expérience outre-Atlantique, comme avant eux les Moros et autres Juifs d'Andalus. On tue (mata -> matador) le taureau comme on tuait le Maure (matamoro -> "matamore") et l'on tue le "sauvage" du "Nouveau Monde", le "païen" et l'"hérétique" en général dans un État qui se veut le glaive de la foi catholique apostolique romaine (bien que pour le coup l’Église tente de limiter la pratique, qui rappelle un peu trop les jeux de cirques de la Rome païenne). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, comme tout-e un-e chacun-e le sait, la terre de prédilection de la corrida est l'Andalousie "re"-conquise, annexion première et fondatrice de "l'Espagne" où règnent un système et une culture coloniale très spécifiques (masses populaires autochtones et grande propriété terrienne castillane implantée à la place de la féodalité maure), baignant dans cet esprit de "conquête" dont nous avons parlé et que les masses vont chercher à imiter en "réaction". Le petit Portugal voisin tend à copier la pratique, d'autant plus qu'il fait partie du Royaume d'Espagne de 1580 à 1640 ; dans la corrida portugaise cependant l'animal est tué hors de l'arène et des regards du public.
Le "loisir" se "démocratise" donc ensuite à partir des 17e-18e siècle dans une logique de massification de l'idéologie "espagnole" (société civile gramscienne), comme "emblème" de la culture "nationale" : la corrida à pied semble trouver ses origines (dès le 16e siècle) dans les abattoirs de Séville, comme "copie" populaire aliénée de la pratique aristocratique ("spectacle" dont était bien sûr exclu le petit peuple à cette époque). C'est en Andalousie (à Ronda) qu'en 1752 le torero à pied Francisco Romero "invente" la muleta (il ne fait en réalité que reprendre la pratique populaire de la capea) et demande à tuer lui-même le taureau d'un coup d'épée dans l'échine (estocade), donnant naissance à la corrida "moderne" : le picador à cheval passe au second plan et la mise à mort par estocade devient l'objectif en soi du "spectacle". À cette même époque la corrida est déjà largement devenue un opium pour les masses aliénées, au point d'engendrer de nombreux débordements dont les autorités s'émeuvent ; tandis que paradoxalement l'aristocratie qui en est à l'origine s'en désintéresse peu à peu. On a finalement là un peu le même phénomène qu'avec le football, inventé et pratiqué au 19e siècle dans les écoles d'élite de la haute société britannique puis devenu (en Angleterre comme dans le monde entier) une grande bacchanale "populaire" que la bourgeoisie fait mine de mépriser... tout en étant bien contente des milliards de profits qu'il génère et (surtout) de l'abrutissement de masse dont il est l'instrument. Bien que souvent issus de milieux populaires (ouvriers agricoles voire Gitans), les toreros à pied (matadores) étaient et sont généralement des gens conservateurs, réactionnaires, souvent franquistes sous ce régime. Par ailleurs le prix des places en arène (en "Espagne" comme en Occitanie), aujourd'hui encore, tend aussi à montrer que la "démocratisation" a ses limites et que la tauromachie veut garder un certain caractère "élitiste".
- En Occitanie, il n'existe pratiquement aucune corrida d'aucune sorte avant le 19e voire le 20e siècle [on signale des édits royaux d'interdiction en Gascogne, sur injonction de l'Église, au 17e siècle mais on ne sait pas bien s'il s'agissait de corridas "espagnoles" (influence d'outre-Pyrénées) ou de courses gasconnes (sans mise à mort) combattues par le clergé comme pratique "païenne"]. Il s'agit d'une complète importation dans le but 100% capitaliste de créer de toute pièce un "folklore local" lucratif en jouant sur la proximité de la péninsule ibérique, son influence culturelle historique sur notre pays et le terreau (supposément) "favorable" de la culture des jeux taurins. Ce serait à l'origine l'impératrice Eugénie de Montijo (comtesse castillane épouse de Napoléon "Badinguet" III... notre bourreau de 1851 !) qui aurait importé le "spectacle" au milieu du 19e siècle avec toute une flopée d'autres modes "espagnoles", à l'époque où nos Terres d'Òc commençaient également à devenir (chemin de fer aidant) la grande destination touristique qu'elles sont restées (l'impératrice elle-même "lançant" Biarritz et le "Sud-Ouest") : les deux phénomènes se sont combinés pour engendrer ce qui s'appelle tout simplement un marché. Mais ce n'est encore pas avant la première moitié du siècle suivant qu'apparaissent la plupart des ferias sous la forme que nous leur connaissons aujourd'hui. C'est Nîmes qui "ouvre le bal" à la fin du 19e siècle avec une longue bataille juridique de plusieurs décennies, marquée par la figure de l'avocat et manadier (grand propriétaire d'élevage) camarguais Bernard de Montaut-Manse qui voit là (à juste titre) matière à une juteuse rentabilisation des troupeaux, en mode "l'Espagne près de chez vous" pour le bourgeois venu de tout l'Hexagone, et qui met misérablement en avant la "méridionalité" contre "Paris" où la SPA faisait (déjà) pression sur le gouvernement pour qu'il interdise le sordide spectacle. C'est lui qui arrache en 1921 un premier jugement en faveur de la corrida avec mise à mort, débouchant 30 ans plus tard (1951) sur la notion de (soi-disant) "tradition locale ininterrompue".
Voilà qui en dit long sur le mariage de grande notabilité locale (et "localiste"), voire de grande propriété foncière (bien à droite comme il se doit, la plaine camarguaise étant historiquement un bastion "blanc" réactionnaire) et de "loisir"-business capitaliste qui sous-tend la chose ; comme d'ailleurs tout le Disneyland touristique "couleur locale" que le capitalisme BBR a fait de nòstra Occitània et de toutes les terres provincialisées de son entité "France"... Malheureusement, beaucoup de gens croient que mettre en avant ce genre d'équivalents (culturels et de classe) provinciaux de la bourgeoisie compradore et de la féodalité terrienne semi-coloniale est une "affirmation occitane", une manière d'affirmer notre Peuple nié contre l’État négateur ; alors que ce sont en réalité des boulets qui permettent au système-"France" de nous maintenir emprisonnés malgré des siècles de résistance infatigable !
Les Fêtes de Dax (ville thermale déjà très touristique) se développent vers la même époque (les arènes actuelles sont construites en 1912-13), dans la foulée de "l'effet Eugénie" et dans le cadre d'une foire agricole - quant à elle - immémoriale (avec traditionnellement des courses gasconnes), tout comme celles de Mont-de-Marsan, tandis que celles de Bayonne n'apparaissent qu'en 1932 (il n'y a pas en Gascogne, en revanche, de grands élevages et les taureaux viennent généralement de la vallée de l'Èbre, outre-Pyrénées). Pour dire combien est "immémoriale" la "tradition" de la corrida en Occitanie, l'Union des Villes taurines françaises s'est constituée à la date antédiluvienne de... 1966.
Extirper la corrida de nos Terres d'Òc ne signifie donc nullement aller contre une "tradition ancestrale", mais bien contre une pure machine-à-fric "folklorique" totalement transplantée ; a fortiori lorsque l'on peut mettre en avant une tradition locale vraiment ancestrale (celle-là) de jeux taurins sans mise à mort, célébrant symboliquement l'unité relative des contraires (contradiction mais aussi complémentarité, indissociabilité) entre l'être humain et le reste du vivant, et non la domination brutale de la nature symbolisée par des heures de torture s'achevant sur un assassinat pur et simple (logique qui ne peut conduire qu'à la disparition de l'espèce humaine).
Dans l’État espagnol et au Portugal (ainsi que dans les pays hispaniques d'Amérique où elle a été exportée), en finir avec la corrida sera une conséquence de la lutte victorieuse contre une bourgeoisie de nature particulièrement aristocratique et oligarchique. La corrida n'y est d'ailleurs pas plus qu'ici une tradition "ancestrale" (comme d'ailleurs aucune tradition nulle part) : elle n'est que le produit et le reflet d'un processus historique, en l'occurrence celui de l'affirmation du capitalisme (avant son triomphe total aux 19e-20e siècles) dans le cadre de la féodalité absolutiste. Nier le résultat historique de ce processus (les systèmes capitalistes "espagnol" et portugais avec leurs États respectifs et les États semi-coloniaux compradores d'Amérique latine) aboutira inévitablement à nier tous les héritages (les "traditions") historiques charriés par lui ; héritages dont fait partie la corrida.